After Blue : paradis sale
"Qui est Kate Bush ?" Voici bien la question qui occupe l’esprit de Roxy, l’une des héroïnes du deuxième long métrage de Bertrand Mandico, un film d’anticipation, qui nous entraîne sur After Blue, une planète peuplée uniquement de femmes, toxique pour la gent masculine. Avec sa mère, la jeune fille va partir à la recherche de cette criminelle au doux nom d’une chanteuse pop des années 80. Présentation de cette expérience cinématographique atypique, filmée en 35 mm, par son producteur, Emmanuel Chaumet, directeur d’Ecce Films. After Blue : paradis sale, film soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA, est sur les écrans le 16 février.
After Blue réalise un très beau parcours en festival. Comment vivez-vous cet accueil ?
Emmanuel Chaumet : After Blue a eu droit à une présentation prestigieuse non seulement pour les ventes mais aussi pour son positionnement international. Il a ainsi été projeté lors des Midnight Screenings de Toronto. Cette belle plateforme de lancement lui a permis d’être diffusé au Fantastic Fest d’Austin, un rendez-vous très côté du cinéma de genre, où il a décroché le Grand Prix. Quant aux festivals européens, After Blue a été présenté à Locarno, où la presse lui a remis son prix (Fipresci). Cela nous a permis de créer une belle attente autour du film grâce à des médias comme Libération, Le Monde ou encore Télérama. Le film a participé à de nombreux festivals depuis septembre, notamment les Entrevues de Belfort, le Fifigrot à Toulouse, l’Étrange Festival de Paris, le Festival Fantastic de Strasbourg, le Festival international du film indépendant de Bordeaux ou encore celui de Gérardmer.
Pourquoi est-ce important pour sa vie en salle ?
E.C. : C’est la possibilité de connecter des cinéphiles, des sites, des relais d’opinion et de bâtir la notoriété du film, même si c’est une production indépendante, avec le charme que cela implique, cela permet de pouvoir élargir la cible de son public.
Comment avez-vous appréhendé la production de ce film de science-fiction ?
E.C. : Comme tous les films de Bertrand Mandico, After Blue un projet ambitieux. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, nous sommes partis sur un film initié de zéro, Les Garçons sauvages, son premier long métrage. Il m’avait parlé d’un premier scénario qu’il avait écrit au début des années 2000, un western. Ce genre n’était pas encore à la mode, à l’époque. C’était alors un film classique de vengeance à l’américaine, intitulé J’ai tué Frank Red. Après Les Garçons sauvages, puis le moyen métrage Ultra Pulp, il m’a proposé de reprendre J’ai tué Frank Red, en l’adaptant dans un style différent. Le scénario avait été écrit pour des hommes, là, ce ne sont que des personnages féminins. L’autre intérêt était de transposer ce récit en science-fiction, en légère anticipation. Cela a pris cette forme totalement nouvelle et, une fois la relecture réalisée, nous avons commencé à chercher les financements.
After Blue a reçu le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine dès le début du projet…
E.C. : En effet, ce film a une longue histoire. Le premier projet, J’ai tué Frank Red, avait été aidé par la Région Limousin. Quand les pouvoirs publics ont regroupé les régions, créant notamment la Nouvelle-Aquitaine, celle-ci a repris ce soutien, avec d’autant plus de bienveillance que, à l’époque, si beaucoup de projets se tournaient du côté de Bordeaux, sur les bords de mer, il y en avait peu de réalisés dans le Limousin, voire dans les régions plus montagneuses. Le gros du tournage s’est déroulé en Corrèze et en Creuse, deux départements peu présents à l’image au cinéma. Les premières scènes, au bord de la mer, sont tournées à côté de La Tremblade, en Charente-Maritime.
"Le fait de passer des décors extérieurs à ceux du studio, sans que l’on bloque sur la direction artistique, est l’une des réussites du film."
Comment s’est déroulé le tournage ?
E.C. : Il a duré sept semaines et demie. Nous avons été de catastrophe en catastrophe. C’est le tournage le plus dur que j’ai eu à vivre de ma carrière. Nous avons enchaîné des problèmes de climat. Avant le début, la neige nous a empêché d’accéder à certains décors, puis elle a fondu, laissant la place à des inondations, puis nous avons essuyé des vents forts à La Tremblade, de la casse, des décors qui se sont envolés… Ensuite, nous nous sommes heurtés de plein fouet aux problèmes d’acheminements pendant les grèves des Gilets jaunes, fin 2019. Comme le film était sous financé, cela a créé une tension forte sur la société en matière de trésorerie. Le tournage a débuté en novembre, dans les pires conditions climatiques. La pause de Noël nous a sauvés, d’autant que Bertrand a coutume de travailler les décors extérieurs comme si c’étaient des décors de studio et inversement. Chaque fois qu’il avait l’impossibilité de finir un décor à cause de problème de météo ou de disponibilité des équipes, il basculait ces moments manquants pour la seconde partie du tournage. Celle-ci s’est déroulée dans un hangar à Brive-la-Gaillarde. L’équipe l’avait décoré comme un studio de cinéma avec des décors de type naturel que ce soit la grotte, le village, etc. Dès qu’il y a des images en rétroprojection, cela a été tourné en intérieur. C’est intéressant visuellement, nous sommes toujours dans un entre-deux. Le fait de passer des décors extérieurs à ceux du studio, sans que l’on bloque sur la direction artistique, est l’une des réussites du film.
En tant que producteur, quel regard jetez-vous sur After Blue ?
E.C. : J’ai coutume de voir le film le plus tard possible pour garder la curiosité et le maximum de fraîcheur dans mes réactions. Dès le premier visionnage, même si les musiques n’étaient pas encore posées, j’ai vraiment senti que j’avais la chance d’avoir à mon catalogue une expérience de cinéma comme j’en ai beaucoup vécues comme cinéphile. C’est la première, en tant que producteur. After Blue me conforte dans l’idée que je réalise une adéquation entre mes goûts de cinéphile, portés par des œuvres comme celles de Fellini, qui visuellement ont une puissance d’émotion, et qui ne résume pas à des films à message. Ce second long métrage de Bertrand est une expérience de spectacle, de sons et d’images rare. Je suis très fier de l’avoir produit et de le défendre aujourd’hui, même si cela a été extrêmement douloureux.
"Aujourd’hui, il n’a pas beaucoup d’équivalent dans le cinéma de genre indépendant. Il n’est pas le seul, mais c’est un des grands artistes du moment."
Ce film a été tourné en 35 mm. Est-ce que cela change la manière de travailler ?
E.C. : Cela a le mérite de concentrer, sur la période du tournage, la totalité de la pression financière et de fabrication. Tout est fabriqué au tournage, sauf quelques fondus. A contrario, on ne peut plus rien inventer après, cela rend de facto la post-production bien plus simple. Les effets spéciaux sont réalisés en temps réel. Il y a un petit peu d’étalonnage. La couleur de l’image est créée par des filtres sur les sources de lumière et les optiques. Comme Bertrand Mandico cadre, il provoque volontairement le problème technique qui donne de la matière à l’image. Il y a vraiment une magie du tournage. Le 35 mm colle au principe de l’expérience offerte par cet artiste. En visionnant les images du film, on comprend qu’elles ne sont pas simples à concevoir, à produire, à financer et à réaliser. La douleur que j’ai pu avoir à l’aider à fabriquer ce film, je la mets en balance avec la difficulté qu’il a affrontée en tant qu’artiste à continuer à garder une ambition, même si tout, autour de nous, aurait pu nous pousser à la nécessité de faire moins. Quand on voit les effets de pluie, de poussière, etc. il y a de la sueur à l’écran, de la matière. Aujourd’hui, il n’a pas beaucoup d’équivalent dans le cinéma de genre indépendant. Il n’est pas le seul, mais c’est un des grands artistes du moment. J’aimerai qu’à l’avenir, cette typologie de films s’en sortent moins mal que les autres, grâce à leur potentiel de niche. Là où il y a cinq ans, une œuvre de genre totalisait 50 000 entrées, j’espère qu’After Blue en génèrera 80 000.