À l’œuvre on connaît bien l’artisan
Le dessinateur Sébastien Lumineau publie aux éditions Cornélius un choix de fables de La Fontaine adaptées en bandes dessinées. Revenir à la source du texte tout en lui donnant une dimension contemporaine, tel est le double pari réussi de l’auteur qui espère bien, lui aussi, plaire et instruire à la fois.
Auteur reconnu de fictions intimistes et de fanzines, Sébastien Lumineau ne s’était jamais lancé dans l’adaptation d’un récit, encore moins d’un ouvrage du répertoire classique. Malgré un tropisme canin certain (Un chien dangereux, Le Chien de la voisine, Le Retour du chien de la voisine, Fido face à son destin1…), il n’avait pas imaginé se pencher sur les Fables de La Fontaine (1621-1695) dont l’une des caractéristiques est précisément l’anthropomorphisme, l’attribution aux animaux de caractéristiques humaines. Forme courte et drôle avec une morale initiale ou finale, la fable était considérée comme un genre mineur au 17e siècle, puis un art majeur avec La Fontaine, au point que l’on a fait de l’auteur le porte-drapeau de l’éternel génie français digne d’édifier des dizaines de générations d’écoliers. Quitte à couper dans le texte, à le réécrire ou à laisser de côté ce qui ne rentrait pas dans le cadre. La statue fige toujours l’homme complexe : La Fontaine écrivit aussi des contes licencieux et des récits hybrides, fut un libertin et affirma dans son épitaphe avoir dépensé sa vie en deux parts, "l’une à dormir, et l’autre à ne rien faire". Il s’est inspiré dans son travail de fabuliste de modèles antiques (notamment Ésope) pour "plaire et instruire" en présentant à l’homme le miroir d’une riche société animale et végétale qui lui a surtout permis de contourner la censure royale. Si la postérité d’un poète se mesure à ses vers devenus proverbes, La Fontaine est au sommet : "Tel est pris qui croyait prendre", "Rien ne sert de courir, il faut partir à point", "La raison du plus fort est toujours la meilleure", etc. Le thème récurrent des fables est l’abus de pouvoir, des forts envers les faibles.
La fable à visage humain
Sébastien Lumineau ne pensait donc pas incarner en bandes dessinées La Fontaine et ce livre est né de l'invitation à participer à une exposition collective autour de la justice, "Les animaux malades de la peste", organisée par le festival Images de justice, à Rennes. Avant la Covid, il a ainsi adapté en 2018 la fable éponyme, dont l’un des vers les plus connus est l’alexandrin "Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés". Il a alors fait les principaux choix que l’on retrouve dans ce livre : texte intégral, dessin en noir et blanc, deux cases par page, des visages humains à la place des animaux. Plutôt content du résultat, il s’est plongé dans les fables en quête de celles qui retiendraient son attention : "Les Oreilles et le lièvre, qui traite de la xénophobie jusqu’à l’absurde, m’a vraiment donné envie de la transmettre. Je cherchais aussi les fables qui se prêtaient bien à la bande dessinée car elles avaient déjà une mise en scène avec des personnages qui agissent et qui s’adressent les uns aux autres. Je voulais éviter le piège de l’illustratif. J’en ai quand même choisi une dans cet esprit, L’Ingratitude et l’injustice des hommes envers la Fortune, en essayant de jouer sur l’ironie du dessin, par exemple avec une case qui montre un rond-point et des Gilets jaunes". Les adaptations se sont ainsi construites petit à petit, avec l’acceptation première de Cornélius. L’auteur a finalement retenu six fables pour un livre introduit par une histoire personnelle intitulée La Châtaigne qui raconte l’une de ces injustices que La Fontaine aurait pu raconter : "Nous connaissons surtout La Fontaine par l’école, je voulais faire ce lien avec l’école en posant certaines questions : on nous l’enseigne mais qu’en retient-on une fois adulte ? Que nous a-t-on dit à part le fait que nous avons les plus grands écrivains (La Fontaine, Molière, Victor Hugo, etc.), la plus belle langue au monde ? Est-ce que le moraliste n’a pas été enfermé au siècle de Louis XIV en pensant qu’aujourd’hui tout va bien ? Pour moi, ces fables peuvent vraiment être des premiers outils philosophiques, dès l’enfance."
Le rythme du texte
L’éditeur de ce livre chez Cornélius, qui propose comme à son habitude une très belle fabrication (papier, couverture cartonnée, format, impression), Jean-Louis Gauthey, évoque avec conviction en préface ce "La Fontaine amoindri qui a tracé son chemin jusqu’à nous" car on en a fait un moralisateur plutôt qu’un moraliste, contrairement à Sébastien Lumineau qui en donne une version "politique, contemporaine et dépourvue de masques". De la première adaptation de ce livre qui conserve l’anthropomorphisme à la dernière qui va le plus loin dans l’interprétation personnelle, les dessins à l’encre racontent progressivement un monde contemporain : réunions ministérielles, élevages industriels, cours d’immeuble, supermarchés, campagnes électorales, lucarnes de télévisions, jets privés… La langue de La Fontaine, avec son rythme si particulier et son vocabulaire parfois daté, ses textes narratifs et ses dialogues, entre sans cesse en résonance et en écho avec les dessins, grâce cette tension propre à la bande dessinée dans sa plus forte expression. Le trait est juste et expressif, il est venu dans un second temps dans le processus de création : "J’essaie toujours de trouver le rythme du texte dans les pages et les cases en y plaçant le texte seul. Le dessin vient ensuite en fonction de ce rythme. Je n’ai jamais envisagé de toucher au texte original, d’une manière ou d’une autre. Je n’aurais pas osé ! Je devais combiner le rythme de sa versification et le rythme de la mise en page. Comme La Fontaine a également une langue complexe, j’ai choisi de ne faire que deux cases par page, avec souvent une phrase par case pour avoir le plus de clarté possible et limiter les informations par case, par respect du texte." L’autre résonance, politique, est également évidente pour Sébastien Lumineau : "Je trouve les fables très virulentes. La Fontaine dit l’ordre des choses, il ne peut pas faire plus à son époque mais il dénonce à sa manière. En pensant aux angoisses politiques que j’ai aujourd’hui, de la non remise en cause de la logique de production aux 'solutions' trouvées par des candidats à la présidentielle, on ne va pas vers le doux et l’humain. J’interprète les fables, je me dis que c’est ce qu’il a voulu nous dire." Est-ce que Sébastien Lumineau a lui-même été instruit par La Fontaine et incité à l’action ? Réponse apparemment affirmative : son prochain livre publié chez Dupuis abordera une problématique sociale, comme si, avec une permanence du trait, ses thématiques personnelles étaient en train de se déplacer.
1Éditions Les Taupes de l’espace, Les Requins marteaux, Cornélius, Delcourt, l’Association…
Fables de La Fontaine, de Sébastien Lumineau
Éditions Cornélius
Janvier 2022
106 pages
16,50 euros
ISBN : 978-2-36081-172-4