"Une fois effacé, de quoi va-t-on se souvenir ?"
Jusqu’au bout fascinée par Le Signal, et bouleversée par sa dégradation irréversible, Sophie Poirier traduit en mots impressionnistes l’infinie tendresse qu’elle a développée pour le bâtiment en front de mer.
En plein essor des vacances pour tous, au cœur des années 60, les édiles de la ville de Soulac-sur-Mer, plantée à l’extrémité du Médoc, ont posé la première pierre d’un immeuble audacieux et moderne, à quelque 200 mètres des premières vagues de l’océan. Moins de cinquante étés plus tard, Le Signal a été brutalement vidé de son contenu – de son sens même –, pour sa désormais dangereuse proximité du bord de l’eau. Avec son écriture poétique et impressionniste, l’autrice Sophie Poirier raconte son attachement inconditionnel pour cette construction aux multiples facettes, qu’elle a découvert après sa fermeture.
Juin 1965, les grandes vacances approchent. Les citadins partent à l’assaut des lieux de villégiature pour profiter de leurs congés payés. Bientôt les hôtels locaux ne suffisent plus à contenir la demande grandissante. À Soulac-sur-Mer, la décision a été prise malgré plusieurs mises en garde : la construction d’un édifice avec, pour chacun des 78 appartements, une vue exclusive sur la mer. Le luxe absolu.
"Pour être heureux, regarder la mer tous les jours, ça pourrait suffire", écrit Sophie Poirier, comme un mantra. Dès qu’elle s’y glisse – franchissant l’entrée interdite –, elle tombe amoureuse de cette "barre d’immeuble, couleur beige clair, haute de quatre étages. Qu’on dirait solide, malgré sa position fragile, si près du bord." Entre l’autrice et Le Signal, dès le premier contact, se tisse un lien impossible. Elle précise dans son livre qu’il est un lieu qu’elle a aimé, sans rationalité : "Ce n’était ni chez moi, ni logique de s’éprendre d’un bâtiment dont le destin est de disparaître bientôt."
Elle commence par sa découverte de l’intérieur de l’immeuble quelques mois à peine après qu’il a été abandonné, le 29 janvier 2014, de ses 99 propriétaires, chassés en 48 heures. Maintenant à 9 mètres du trait de côte, il a pratiquement perdu l’intégralité de la plage qui avait fait ses heures de gloire et son attrait irrésistible.
Autrice de micro fictions et de réflexions documentaires, Sophie Poirier traduit d’une page à l’autre, ses émotions dans une langue riche et évocatrice. "Cet immeuble m’a toujours fascinée", écrit-elle aussi dans son blog L’Expérience du désordre. "Avec un fantasme : se tenir derrière une des fenêtres, voir la mer depuis l’intérieur. Il est planté dans le sable – 'en première ligne'. Avec l’érosion, la première ligne est passée de la situation géographique privilégiée 'vue sur la mer' au statut de catastrophe inévitable. Face au risque des forts coefficients à venir et des hivers bourrasques, le préfet a ordonné son évacuation définitive. L’immeuble est au bord de sa fin."
"À chaque fenêtre la vue sur la mer… dans le viseur. La contemplation intranquille. Obsédante, j’y reviens toujours, encore regarder, à chaque fois, à chaque fois cette vue dans l’océan…"
L’autrice bordelaise fait fi du grand nombre d’habitants locaux qui trouvent la bâtisse assez laide pour la surnommer "la verrue". Elle s’attache surtout à "la proposition que l’immeuble offrait : les yeux dans l’océan." Elle complète : "Et je l’aimais encore plus depuis que les vagues s’en approchaient tant" "À chaque fenêtre la vue sur la mer… dans le viseur. La contemplation intranquille. Obsédante, j’y reviens toujours, encore regarder, à chaque fois, à chaque fois cette vue dans l’océan… à marée haute, on avait la sensation d’être dans un bateau, enfoncé dans l’eau, droit devant, vers l’horizon." Plus loin encore, elle poursuit : "Je pensais que si j’avais habité là, je n’aurais pu rien faire d’autre que ça. J’aurais passé mon temps à regarder ce paysage mouvementé."
La qualité de l’ouvrage de Sophie Poirier – comme une fiction documentée, une dérive romanesque –, repose sur son rythme lent qui égrène les images, les sensations, les émotions. La douceur et l’intimité dans laquelle elle plonge le lecteur. "Je ressentais pour l’immeuble une affection personnifiée… je l’imaginais seul ; éventré, aux prises avec la tempête qui le frappait de plein fouet, je le transposais dans un combat solitaire, usant de ses dernières forces pour ne pas vaciller, pour ne pas nous quitter. Je le trouvais beau – et même, je lui étais reconnaissante – de tenir bon malgré notre abandon, malgré l’indifférence."
Avec une mélancolie assumée qu’elle étoffe de son point de vue lyrique, l’autrice évoque aussi dans l’ouvrage l’intervention artistique qu’elle a présentée en 2015 avec la complicité créative du photographe Olivier Crouzel. Un moment arrêté, une lecture à l’aube, sur des images posées sur les murs du Signal, déjà hagard. Au fil des années Sophie Poirier n’a jamais cessé d’entrer dans le bâtiment pour le décrire aujourd’hui "comme une chair en train de pourrir" et pour lequel elle ressent une peine infinie.
Jusqu’au bout, fascinée par l’immeuble et bouleversée par sa dégradation irréversible, l’autrice s’interroge : "C’est peut-être du courage (qu’il faut) pour le détruire. Comme nous devrions trouver le courage de nous défaire de nos vieilles habitudes."
Le Signal, de Sophie Poirier
Éditions Inculte
Février 2022
140 pages
13,90 euros
ISBN : 9782360841462