L'Hypothèse démocratique : une histoire basque
L’Hypothèse démocratique : une histoire basque, film documentaire soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA, propose pour la première fois le récit sensible de la sortie politique du plus vieux conflit armé d'Europe occidentale. Rencontre avec la productrice Julie Paratian (Sister Productions) et le réalisateur Thomas Lacoste à l'occasion de la sortie nationale le mercredi 20 avril.
L'Hypothèse démocratique : une histoire basque (140’, 2022) est le premier long métrage documentaire retraçant l'histoire du conflit basque. Comment expliquez-vous que le sujet n'ait pas déjà été traité au cinéma ?
Thomas Lacoste : C’est une question tout à la fois délicate et centrale qui ne concerne pas uniquement la sphère cinématographique. Comment expliquer, alors que notre monde est traversé par d’innombrables conflits armés – la Syrie et l’Ukraine en sont les derniers exemples béants et fracassants –, qu’un conflit de plus de 80 ans qui s’est déroulé aux frontières de la France – et pour partie sur son territoire – ne soit pas pris en charge par le cinéma ? Et plus avant, après les échecs des négociations bilatérales de 89 à Alger, 99 à Zurich, 2005 à Genève et de 2011 à Oslo, une population et une organisation politico-militaire avancent seules, sans l’appui des États ou à la marge et tardivement pour le désarmement, vers une résolution : fin de la lutte armée, le 20 octobre 2011 ; remise des armes, le 8 avril 2017 ; et autodissolution d’ETA, le 3 mai 2018 ; comment expliquer que la sortie, ou plus précisément la transformation de ce conflit armé en un conflit strictement politique, parfaitement inédite dans le monde de par son caractère unilatéral, ne soit pas éclairée et saluée par l’ensemble des médias ou la création artistique et si peu étudiée, pour ne pas dire pas du tout, par la recherche académique française ?
Ce phénomène d’invisibilisation doit être rapproché de ce qui s’est passé, en son temps, avec les guerres coloniales en Indochine ou en Algérie. Entendons-nous bien sur ce point, je ne cherche pas ici à comparer l’incomparable – les conflits entres eux –, mais à pointer et observer ce phénomène d’invisibilisation. L’État français ne souhaite pas ou a toujours eu le plus grand mal à regarder et analyser sa propre histoire contemporaine. Et ceci tout particulièrement quand cela touche directement son propre territoire et ses propres intérêts – qui sont, ici, liés, pour partie, aux intérêts de l’État espagnol. Et quand bien même, cette sortie politique recouvre pour l’humanité une nouvelle et un potentiel d’exemplarité inouïs – qui, je vous l’accorde, ne pourra être transposable à l’identique – mais qui à coup sûr pourrait éclairer bon nombre d’autres conflits… Et c’est, d’ailleurs, déjà le cas.
Ceci explique sûrement les pressions et difficultés multiples que nous avons eus à surmonter pour produire et réaliser ce film et l’ensemble du projet qui l’accompagne. Plus de cinq années ont été nécessaires pour financer et finaliser ce film qui sortira dans les salles françaises le 20 avril prochain avec l’aide de nos distributeurs, Nour films. Ici, il nous faut saluer le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine qui la première nous a apporté son aide, avant d’être rejoint par la Région Île-de-France et la très sélective Avance sur recette du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) que nous avons obtenue à l’unanimité, après la réalisation du film.
Julie Paratian : En fait, le sujet a déjà été traité partiellement pendant le conflit au Pays basque sud (Espagne), dans différents films plus ou moins confidentiels (à noter La Pelota vasca de Julio Medem qui avait fait grand bruit en 2003) mais jamais en France. Là où Thomas innove dans l’histoire patrimoniale cinématographique mondiale c’est qu’il traite, comme le souligne très justement Ken Loach, pour la première fois de l’ensemble du conflit et de sa sortie politique incluse. En 2016 lorsque Thomas a commencé à filmer, s’ouvrait alors une suite de moments politiques, auxquels son travail a participé, propices à la libération de la parole de la part de ceux qui, jusque-là, étaient restés majoritairement silencieux. Et le fait que Thomas soit "étranger au Pays basque" mais aussi très informé sur le conflit et très engagé politiquement, a favorisé la volonté de tous de témoigner.
Vous proposez ce long métrage, L'Hypothèse démocratique : une histoire basque, à la suite de deux autres objets documentaires, un court métrage sur le désarmement, La Paix maintenant : une exigence populaire (23’, 2017), et Pays basque & liberté : un long chemin vers la paix, un 52 minutes pour les télévisions internationales sorti en 2020. Comment s'est construite cette succession d'objets, est-ce le fruit des rencontres lors des tournages, des discussions avec la production ou l'envie de faire vivre le sujet pour le transmettre plus largement ?
T.L. : Pour la petite histoire, depuis la fondation de la revue internationale de pensées critiques Le Passant Ordinaire que nous avons créée au milieu des années 1990 à Bordeaux, nous nous sommes toujours intéressés de près aux conflits et à leur résolution. Notamment au Proche-Orient avec Edward Saïd ou Étienne Balibar ou dans les Balkans ou encore au Chiapas avec le sous-commandant Marcos. Et par ailleurs, en tant qu’Aquitain, j’ai toujours scruté très méticuleusement les méandres du conflit au Pays basque. Mais, si nous suivions très attentivement la mise sous scellés par les membres de l’organisation ETA et les nombreuses arrestations qui les ont accompagnées, la genèse du projet peut se dater très précisément au soir du vendredi 16 décembre 2016.
Ce soir-là, alors qu’à Louhossoa, village de la province du Labourd, trois figures de la société civile basque connues pour leurs engagements non-violents tentent, dans le cadre du désarmement, de neutraliser une partie de l'arsenal d’ETA dans l’objectif de le remettre aux autorités françaises, l’éphémère ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, reprenant la sempiternelle litanie répressive et le flou médiatique sciemment orchestré de ses prédécesseurs, déclare sur les ondes nationales avoir porté un "nouveau coup dur à l’ETA (sic)". Connaissant bien deux des trois protagonistes interpellés (qui étaient au total cinq, puisqu’ils étaient accompagnés sur les lieux par deux journalistes), le lendemain de leurs arrestations, nous nous sommes rendus à Bayonne.
Après quatre jours de garde à vue auprès des services antiterroristes, ces cinq personnes sont remises en liberté, placées sous contrôle judiciaire, et mises en examen pour "port, transport et détention d’armes, de munitions et de produits explosifs en lien avec une entreprise terroriste (re-sic)". Nous nous donnons rendez-vous et rencontrons dans le Petit-Bayonne, Txetx, Jean-Noël Etcheverry, pour lui proposer de les aider dans leur défense eu égard à nos contacts au sein de la justice et plus particulièrement de la magistrature [cf. Les mauvais jours finiront : quarante ans de justice en France (126’, 2009) et le coffret Justice réunissant vingt films réalisés par Thomas Lacoste, ndlr].
"L’ensemble se veut, en remettant en cause les représentations dominantes, une contribution cinématographique au travail historiographique en cours et à venir."
Plutôt que de travailler à leur défense, Txetx nous explique que l’objectif prioritaire pour eux est d’arriver à court terme à un désarmement total ordonné et sécurisé de l'arsenal d'ETA. Après quelques échanges d’arguments, le lendemain de notre rencontre, nous avons décidé de concert que je réaliserai un court métrage d’intervention sur la nécessité du désarmement avec pour double objectif de faire connaître et légitimer cette démarche hors du territoire basque (le film La Paix maintenant : une exigence populaire (23’, 2017), en libre accès sur internet, est immédiatement traduit en six langues par nos soins) et d’assurer, parallèlement, une levée de fonds pour soutenir la défense des Artisans de la paix. C’est lors de ce tournage que nous avons pris conscience à la fois de la méconnaissance du conflit hors – et, pour partie, au sein, nous y reviendrons – du Pays basque mais aussi de la volonté d’un certain nombre d’acteurs de se saisir de ce moment de grande effervescence autour du désarmement pour s’exprimer publiquement.
Riche de ce constat, et malgré quelques difficultés qui déjà se faisaient poindre, avec nos producteurs Sister Productions, La Bande Passante et Prima Luce puis de Gastibeltza Filmak qui nous ont rejoints, nous avons décidé de produire avec l’appui des chaînes France Télévisions et Public Sénat un premier documentaire télévisuel Pays basque & liberté : un long chemin vers la paix (52’, 2020) qui propose une introduction à l’histoire du conflit et de sa sortie du point de vue des observateurs et facilitateurs internationaux qui ont accompagné cette dernière phase. Simultanément à la production de ce film, nous avons lancé avec la même équipe de production le développement d’un long métrage pour les salles, le cœur cinématographique de ce projet, L'Hypothèse démocratique : une histoire basque (140’, 2022) qui propose, pour la première fois en France, de faire le récit immersif de cette histoire et de sa sortie du point de vue, cette fois-ci, des acteurs du conflit, des victimes et des négociateurs.
Ainsi, ces trois objets se veulent complémentaires. Le premier, le court métrage d’intervention, témoigne d’une urgence politique, le désarmement, le second propose le regard distancié des internationaux engagés dans la sortie du conflit et le troisième offre un récit choral sensible au long cours, à la première personne, de ceux qui engagés dans le conflit, ou victimes de ce dernier, ont travaillé à sa transformation et à sa sorite politique. L’ensemble se veut, en remettant en cause les représentations dominantes, une contribution cinématographique au travail historiographique en cours et à venir.
J.P. : Je n’ai rien à ajouter à cette réponse complète. Je suis convaincue que Thomas appartient à la catégorie des réalisateurs engagés qui mettent la priorité sur les œuvres et leur impact, plutôt que sur le fait de construire une filmographie. Thomas a par bien des aspects accompagné ce processus au Pays basque. Cela représente un énorme investissement. C’est au prix de ce niveau d’engagement que la confiance s’est installée d’un film à l’autre.
Julie Paratian et Thomas Lacoste © Léa Rener / Cinéma du Réel
Un quatrième objet documentaire est en construction, il s'agit d'une plateforme web mettant à disposition des témoignages filmés tout au long du projet, dont de nombreux inédits. Pouvez-vous nous en dire plus ?
T.L. : Comme nous l’avions fait avec le long métrage Notre Monde [cf. le site du film : http://www.notremonde-lefilm.com, ndlr] ou autour du précédant Ulysse Clandestin: ou les dérives identitaires et les vingt ciné-entretiens Frontière-s qui l’accompagnaient, pour réaliser les trois opus, qui nous occupent aujourd’hui, ces cinq dernières années, nous avons filmé plus de soixante-dix personnes, ce qui représente au total plus de 315 heures d’entretiens dont la plupart sont effectivement parfaitement inédits.
C’est pour nous très important de rendre à la population basque l’ensemble de ces témoignages et réflexions qu’ils viennent des acteurs du conflit qui se sont engagés à nouveaux frais et avec inventivité́ dans cette sortie politique, des victimes des deux bords qui ont la sagesse de remettre sur le métier l’ouvrage et le tissage des relations humaines afin d’apaiser la société, des prisonniers en attente du bon vouloir étatique pour tourner définitivement la page de ce conflit armé, de la société civile qui a su dépasser ses clivages pour aider politiquement à ce changement de scène ou encore des observateurs et facilitateurs internationaux qui ont accompagné la transformation de cette histoire ; toutes et tous ont fait preuve d’une maturité politique exemplaire. Il est maintenant primordial de libérer ces paroles et de les offrir, à la population basque et, au-delà, à l’ensemble des personnes qui souhaiteraient se sensibiliser à cette histoire ou encore aux étudiants et chercheurs qui ne manqueront pas de trouver-là des sources fertiles et nouvelles pour leurs futurs travaux.
C’est un lieu à double dimension – numérique et physique – que nous souhaitons mettre sur pied. Un lieu numérique, une plateforme web, en libre accès, à visée patrimoniale et de transmission transgénérationnelle qui offrira des entrées chronologiques, thématiques et par intervenants. Et un lieu physique que nous souhaiterions installer au cœur du Pays basque où il sera possible de visionner l’ensemble de ces entretiens et de nos films choraux mais aussi où pourront s’organiser rencontres et débats, pour faire court, un lieu ouvert, vivant et de partage. Selon plusieurs structures internationales de médiation des conflits, ce serait le premier outil numérique de ce genre à voir le jour en faveur de la non-répétition et de la prévention des violences tout autant que pour la transformation des conflits afin de saluer les efforts consentis par la population pour la construction de la paix.
À ce jour, si nous avons commencé le travail de montage de ces soixante-dix films unitaires, nous sommes encore à la recherche de partenariats institutionnels et financiers. Et nous espérons bien pouvoir compter à nos côtés, une nouvelle fois, la Région Nouvelle-Aquitaine.
J.P. : C’est un projet qui dépasse les enjeux de cinéma. C’est donc un projet qui doit être pris en charge par des institutions culturelles nationales et régionales dans le cadre de leur mission de service public mais aussi par les fondations et les structures spécialisées dans la résolution des conflits.
D'un point de vue cinématographique, comment avez-vous fait évoluer au gré de ces films le travail d'écriture et les dispositifs d'entretiens ?
T.L. : Pour le court métrage, nous avions très peu de moyens et très peu de temps pour le réaliser et nous avons décidé d’un casting conjointement avec les Artisans de la paix et Bake Bidea ("Le chemin de la paix"). Pour ce qui est des deux derniers films, dans un premier temps, j’ai constitué une sorte de bible historique [un document de travail qui réunit l'ensemble des informations fondamentales sur une série audiovisuelle, ndlr] en m’appuyant sur deux principaux types de sources : les récits et écrits des militants et les écrits des services de renseignement auxquels j’ai eu accès. Puis, nous avons établi un premier casting. Et au fil des rencontres et des échanges, une seconde narration plus sensible s’est construite.
Assez rapidement, avec Gilles Volta, notre monteur, il est apparu clairement que Pays basque & liberté : un long chemin vers la paix, se devait de proposer principalement les regards extérieurs d’analystes, de diplomates et de femmes et hommes politiques qui avaient accompagné la sortie du conflit, et, qu’à l’inverse, le long métrage se devait de proposer une narration plus intime, de l’intérieur de ce qui avait été vécu et senti sur ce territoire par les acteurs, victimes et négociateurs.
Pour ce qui est de l’aspect formel, les codes télévisuels appellent des phrases courtes et un enchainement très rapide des plans et des séquences. À l’inverse, le cinéma nous permet une narration plus ample et immersive et de charrier des blocs sensibles beaucoup plus conséquents qui permettent de donner une réelle épaisseur à nos personnages et d’offrir une compréhension plus fine de l’histoire et de ses enjeux.
J.P. : Comme le dit souvent le monteur Gilles Volta qui a dérushé l’ensemble du matériel filmé (315 h), Thomas sait, par des entretiens qui peuvent être très longs au moment du tournage (jusqu’à 35 h dans certains cas), installer un climat de confiance avec ses personnages, ce qui permet d’avoir accès à une parole intime. À l’inverse de ce que l’on appelle des talking heads ("têtes parlantes") et de leur punch line, présentes dans bon nombre de documentaires, celles et ceux qui parlent dans les films de Thomas deviennent de véritables personnages, aussi incarnés et vivants, émouvants que si on les suivait dans leur cuisine ou en immersion ! Ils nous livrent des secrets, des pensées parfois très personnelles. Nous sommes avec eux, ils nous touchent, pas seulement par le sens de leurs paroles, mais par la manière dont ils les habitent. Et dans ce film en particulier, ils nous émeuvent par leur grande dignité, leur sagesse, leur humanité. Ce qui lui permet de parier pleinement sur les puissances du cinéma jusqu’à enlever les synthés [cartons de présentation, ndlr] de ses personnages qui deviennent dans ses films aussi autonomes que dans une fiction.
L'Hypothèse démocratique : une histoire basque, comme le documentaire pour la télévision auparavant, a bénéficié du fonds de soutien à la création cinématographique et audiovisuelle de la Région Nouvelle-Aquitaine. Que veut dire pour vous ce soutien ?
T.L. : Il y a deux niveaux à votre question. Premièrement, comme nous l’avons dit, ce soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine sur ces films a été déterminant d’autant plus que ces financements publics étaient les premiers à pourvoir les deux documentaires, ce qui nous a permis, et c’était décisif, de commencer les tournages alors que l’histoire se déroulait sous nos yeux (désarmement et autodissolution). C’est chose rare et joyeuse pour un réalisateur que de pouvoir documenter l’histoire en train de se faire…
Mais plus avant, cela nous a ouvert dans un second temps les portes pour Pays basque & liberté des chaînes (France Télévisions et Public Sénat) et des financements sélectifs qui leurs sont liés et du CNC et sur L'Hypothèse démocratique cela nous a permis de tenir – un temps long et assez inconfortable – dans l’attente des aides, elle aussi très sélectives, après réalisation de l’Île-de-France et à nouveau du CNC (Avance sur recettes). Bref, sans l’apport de la Région Nouvelle-Aquitaine, l’ensemble de cet édifice aurait eu beaucoup de mal à voir le jour et rencontrer son public.
Sur un tout autre plan, il me semble important de souligner l’apport symbolique fort que recouvrent ces aides. Qu’une Région puisse par l’intermédiaire de ses structures culturelles, et ce même s’il est entendu que ces commissions sont indépendantes, accompagner deux projets liés à l’histoire immédiate et vive, la transformation d’un conflit et un processus de paix, qui concerne directement une partie de son propre territoire, témoigne politiquement d’une certaine hauteur qu’il faut ici saluer.
J.P. : Oui, vive le service public de la culture indépendant et incorruptible ! Nous avons mesuré la force de nos institutions à plusieurs reprises pendant la production de ce film. Cette force est structurelle mais elle réside aussi par bien des aspects dans l’engagement des personnes qui au quotidien permettent individuellement par leur travail et leur attention à ce que le terme de service public et de liberté d’expression ne soient pas galvaudées. À ALCA, à la Région, au CNC, ces personnes nous ont beaucoup soutenus en faisant leur travail.
"Et dans ces films au long cours, et plus fortement encore quand le récit est inédit, cette promesse qui est établie entre le film et le spectateur est simplement centrale et cet engagement ne peut et ne doit être en aucun cas rompu."
Le documentaire s'appuie sur de nombreux témoignages issus d'entretiens que vous avez réalisés mais aussi de documents d'archives où l'on peut voir et entendre des personnalités comme Gisèle Halimi, Piarres Larzabal, prêtre et dramaturge, cofondateur du journal Enbata et de l’association Anai Artea, et Pedro Meca, prêtre dominicain. Pourquoi était-ce important de leur donner aussi la parole et comment avez-vous mené le travail de recherche pour utiliser ces archives ?
T.L. : Dans les nuits de l’Histoire, les archives charrient, c’est leur force bouleversante, les lumières des présents-passés et du vivant. Si effectivement nous avons joué, avec Gilles Volta au montage, surtout sur la première partie du film où la narration est la plus éloignée en matière de chronologie historique, avec cette conjugaison des temps, tel un anachronisme contrôlé, c’était aussi pour nous l’occasion d’établir, et c’est essentiel dans les récits historiques sensibles comme le nôtre, un "régime de confiance" avec le spectateur. Ce qui est dit par nos personnages, et cela commence avec le procès de Burgos, est recoupé à la lettre sous d’autres éclairages et régimes de paroles par nos archives. Et dans ces films au long cours, et plus fortement encore quand le récit est inédit, cette promesse qui est établie entre le film et le spectateur est simplement centrale et cet engagement ne peut et ne doit être en aucun cas rompu.
Mais, par ailleurs, redonner la parole à travers ces archives à ces personnes, telles Gisèle Halimi ou Katia Kaupp, permet aussi de mettre en évidence, au sein de nos sociétés, l’écart considérable entre le traitement médiatique réservé à ce conflit hier (1970) et aujourd’hui mais aussi de souligner que les protagonistes de notre film engagés pour l’indépendance de leur pays et contre un régime totalitaire, le franquisme, étaient à l’époque présentés internationalement comme des "résistants" et non comme l’histoire officielle le voudrait aujourd’hui comme de simples "terroristes". Il en va de même pour le rôle endossé par l’Église qui en Espagne, c’est de notoriété publique, a soutenu le régime franquiste avec l’appui de l’Opus Dei, la présence à l’image via les archives des prêtres Piarres Larzabal et Pedro Meca témoigne a contrario que des pans entiers de l’Église catholique soutenaient fermement cette lutte d’émancipation au Pays basque. Nous nous servons aussi de ces archives pour faire entendre les bruissements de la rue et montrer à quel point la société était affectée par ce qui se déroulait, notamment par l’entremise de ces femmes, pour certaines très âgées, qui sur le bord d’un trottoir nous parlent de leur quotidien et de leur soutien à la lutte. Pour laisser à vos lecteurs le plaisir de la découvrir, je n’évoquerai pas ici la séquence avec la jeune Arritxu qui, sous sa cagoule, fait vaciller nos certitudes… Tous ces jeux de basculements, plus ou moins perceptibles et intuitifs, sont pour partie la conséquence de "la preuve par l’image" d’archive.
Pour ce qui est des sources, elles sont de deux natures, internes au mouvement de libération et externes via les instituts "publics" de conservation des productions audiovisuelles (Ina pour la France, Sonuma et RTBF pour la Belgique et RTVE pour l’Espagne). Il faut souligner, ici, la qualité et la beauté des archives couleurs en 16 mm de la Sonuma. Dans ces recherches nous avons été épaulés par les documentalistes Anaiz Aguirre Olhagaray, Justine Moreau et Manuel Senut. Mais permettez-moi une courte incise et de revenir un instant sur les guillemets que je pose sur ces instituts publics… Songez que pour les quelques vingt minutes d’archives que nous appelons dans ce film, il nous a fallu débourser plus de 60 000 euros pour des productions financées en amont par de l’argent public, ce qui représente quasiment la totalité de l’Avance sur recette que nous a alloué le CNC. C’est devenu quasiment impossible pour le cinéma indépendant ou d’"auteur" d’utiliser à liberté ces archives et, par là-même, de faire vivre le patrimoine audiovisuel et cinématographique public. En ce domaine, il serait bon pour le cinéma que ces institutions en charge de la conservation et de la circulation des archives audiovisuelles publiques appliquent aux futurs usagers des grilles d'échelle en fonction des moyens et des niveaux de diffusion.
J.P. : Exact, maître Capello !
Non seulement le film fait le récit de plus d'un demi-siècle d'histoire, il montre également toute l'actualité du conflit basque, même après la dissolution de l'ETA en 2018, et des questions relatives à la démocratie qu'il soulève encore. Comment le public, que vous avez rencontré lors d'avant-premières et en festival, s'empare-t-il du film, de son apport historique mais aussi à l'actualité ?
T.L. : Je suis très mal placé et c’est un peu trop tôt pour répondre sérieusement à votre question après seulement quatre avant-premières. Que dire… il y a nos illustres aînés, Ken Loach en tête, qui saluent le temps laissé à nos personnages pour s’exprimer et trouver leur propre rythme dans le film afin d’expliquer les raisons de leur participation à ce mouvement, ou l’ouverture réflexive que nous proposons sur ce que pourrait être une "hypothèse" démocratique. Ken souligne aussi l’importance patrimoniale de documenter pour la première fois au cinéma une telle histoire collective. Ou encore, Christophe Dejours qui a assisté à la séance spéciale de clôture du festival international du documentaire Cinéma du Réel au Centre Pompidou, le 20 mars dernier, souligne que ce qui est remarquable pour lui c’est l’hypothèse de la paix présentée par le film qui fait œuvre et événement. Des spectateurs nous disent être très surpris d’apprendre que la torture ait ainsi été pratiquée jusqu’au XXIe siècle en Espagne sans que les médias ou la justice ne s’en emparent. D’autres sont très inquiets pour le sort des prisonniers maintenant que les armes ont été rendues et appellent les États à intervenir pour négocier les conséquences du conflit (rapprochement et libération des prisonniers, reconnaissance des victimes, justice transitionnelle). Beaucoup de retours nous parviennent des scènes entre les deux victimes, des deux bords, assises sur le même canapé et de leur capacité à faire pont entre elles et humanité. D’autres spectateurs ont souligné aussi le caractère inédit de cette sortie politique du conflit qui pourrait inspirer d’autres zones de guerre, propulsant, selon-eux, le film radicalement du côté de l’universel.
Mais pour l’heure, le retour qui m’a sûrement le plus touché est celui que j’ai entendu à Bordeaux, lors de l’avant-première au cinéma Utopia, où une jeune spectatrice bascophone d’une vingtaine d’années a expliqué à la salle avec une émotion certaine et perceptible que, malgré le fait qu’elle soit issue d’une famille de militants, c’était la première fois pour elle qu’on lui parlait de la sorte de sa propre histoire, de l’histoire de son peuple, et qu’on lui offrait l’occasion de se la réapproprier… S’il me fallait une raison pour réaliser ce film, ce serait cette dernière que j’appellerais. C’est surement cela notre hypothèse démocratique, une histoire d’une lutte et de son lot de tragique qui parie aujourd’hui sur la vie et le rire de nos enfants.
J.P. : Lors de la dernière projection en date du film il y avait beaucoup de jeunes gens, et ils ont passé beaucoup de temps après la projection avec Thomas, et je crois que c’est à eux que ce film s’adresse : oui la lutte pour ses idéaux, pas seulement le temps d’un mouvement social ou d’une manifestation, peut porter ses fruits, sur le temps long ! Et oui le combat est dur, mais il nous grandit !