Mémoire en Aspe, une œuvre pour la paix : histoire d'un parcours mémoriel unique en France
Aux éditions MonHélios, à Pau, vient de paraître Mémoire en Aspe, une œuvre pour la paix, compte rendu d’un projet issu d’une commande nationale de création d’œuvres artistiques dans l’espace public du ministère de la Culture.
Sous-titré histoire d’un parcours mémoriel unique en France, le livre est signé en couverture du nom des trois artistes plasticiens dont les œuvres ont été installées de façon pérenne en vallée d’Aspe avec l’active participation des populations locales : Anne-Laure Boyer, Emmanuelle Espinasse et Marc Vernier. Celui-ci a en outre assuré la conception éditoriale et le graphisme de l’ouvrage. Alternance de mentions informatives sur fonds de page illustrés, de textes d’auteurs et d’albums d’images, le livre comporte des préfaces de Maylis Descazeaux, responsable de la Drac Nouvelle-Aquitaine, de Vincent Eches, directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, et de Bernard Uthurry, président de la Communauté de communes du Haut-Béarn. Puis, signé par Dany Barraud, inspecteur général honoraire des patrimoines, et Maryse Darsonville, présidente de l’association Mémoire d’Aspe, vient un texte, Genèse d’un projet, introduit par trois vers de Louis Aragon : "Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places / Déjà le souvenir de vos amours s’efface / Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri."
Analysant l’évolution des commémorations des deux guerres mondiales et l’actualité des trente dernières années, les deux auteurs citent François Mitterrand s’adressant au Parlement européen en 1995 : "Le nationalisme, c’est la guerre. La guerre, ce n’est pas seulement le passé. Cela peut être notre avenir." Aussi, l’association Mémoire d’Aspe prépara le 90e anniversaire de 1918 par un inventaire des soldats locaux disparus, une collecte de leurs portraits, des projections de films et des conférences. Le 11 novembre 2008, une cérémonie eut lieu en présence des 13 maires de la vallée. Des archives ayant été trouvées lors des rencontres avec les familles, germa l’idée d’un livre de 300 pages, Destinées de Poilus, paru en 2014. Et le 11 novembre 2018, 400 personnes se réunirent devant la gare de Bedous, tenant un écriteau avec le nom d’un disparu. Bientôt, l’association élabora un projet d’œuvre collective "pour la mémoire, l’espoir et la paix". Il vit le jour avec la participation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et se réalisa, malgré les confinements, grâce aux soutiens du ministère de la Culture, du Conseil régional et de la Drac Nouvelle-Aquitaine, de la Communauté de communes du Haut-Béarn, de la Fondation SNCF et de l’Éducation nationale.
Invité par Marc Vernier, Jean-Michel Espitallier a livré un texte d’une ironie jubilatoire sur l’état d’esprit européen de 1914. Où l’on apprend que l’état-major allemand gratifiait les soldats d’un exemplaire d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, dont on sait la postérité des écrits pour le moins assez désastreuse en matière d’interprétation biaisée selon l’idéologie de référence des lecteurs. En écho de ce que véhicule d’ambigu le lourd "poème" néo-romantique qu’est le fameux Zarathoustra, Johan Huizinga a consacré au sujet quelques notations brûlantes dans son essai de sciences humaines Homo ludens*. Il cite longuement, sur l’évolution de sa pensée de la guerre, John Ruskin (1819-1900), poète, essayiste et critique d’art cher à Marcel Proust. Il s’avère que, jusqu’à la guerre de Sécession américaine, Ruskin fait un éloge inconditionnel de la tradition guerrière : "Je trouve, en bref, que toutes les grandes nations ont puisé dans la guerre toute la vérité de leur parole et la vigueur de leur pensée […]."Par la suite cependant, il verrra dans les guerriers des joueurs, "fièrement oisifs et […] utilis[ant] les ordres productifs et laborieux, en partie comme leur troupeau, en partie comme leurs marionnettes ou leurs pions dans le jeu de la mort (c’est Huizinga qui souligne)."1 Poète attaché aux sciences sociales et au travail d’historien, J.-M. Espitallier quant à lui a publié Tueurs aux Éditions Inculte en mai 2022. "Il s’agit, dit-il, d’un ouvrage très froid, dur, sur le geste de tuer dans le cadre légal de la guerre, qui ne peut que déboucher sur la barbarie et les pires crimes de guerre et contre l’humanité dictés par le sentiment d’impunité."
"Le parti-pris, fidèle aux vœux de tous, a été aussi de repenser la tradition esthétique du monument aux morts afin de déployer un message de paix durable et entièrement tourné vers les bienfaits de la vie civile."
Mémoire en Aspe comprend encore cinq albums d’images, chacun consacré à une œuvre installée sur le site de l’une de cinq communes : à Bedous, une fresque biface posée sur une prairie à la mémoire de 370 disparus ; à Aydius, un médaillon dédié aux mutinés de 1917 ; à Sarrance, quatre séquences d’hommage aux réfugiés et à leurs accueillants ; à Eygun, une œuvre aux allures de jeu pour enfants évoquant les travailleurs émigrés de l’atelier ferroviaire reconverti en fabrique d’obus ; à Lhers, un mât et un plan d’orientation en mémoire des passeurs en Espagne de 1940-45. Une autre frise, conçue par les collégiens avec les artistes, se trouve dans le hall d’entrée et le réfectoire du collège de Bedous. Après un entretien avec les trois artistes réalisé par Françoise Valéry, ceux-ci ont livré un texte commun, Histoire d’une œuvre partagée, qui se conclut sur le récit des retrouvailles en juin 2022 avec les habitants de la vallée, lesquels avaient créé et exhibé pour l’occasion des drapeaux de paix. Ceci illustrant cela, les artistes, aidés en cela par leur approche avisée du lien entre création graphique et bande dessinée, se sont appuyés tout au long de leur travail sur la participation active des habitants, avec qui ils n’ont cessé de dialoguer et qui ont su leur fournir des images et les informations relevant de la micro-histoire. Le parti-pris, fidèle aux vœux de tous, a été aussi de repenser la tradition esthétique du monument aux morts afin de déployer un message de paix durable et entièrement tourné vers les bienfaits de la vie civile.
Interrogé, Marc Vernier déclare : "Ce livre relate […] comment tout est parti du désir de donner une nouvelle place et de nouveaux visages à des souvenirs encore vifs dans les mémoires mais souvent relégués sur des monuments éparpillés ne suscitant plus guère d'émotion et encore moins de curiosité. […] Nous souhaitions restituer toutes les énergies qui se sont mobilisées autour de ce projet et de nos propositions artistiques. […] C'est de tout ceci qu’il est question dans ce bouquin, désormais mémoire livresque de cette commande artistique publique."
Emmanuelle Espinasse explique pour sa part : "J'ai créé des formes de bande dessinée pensées pour l'espace, qui puissent allier lecture et tridimensionnalité et engager le corps de la personne qui lit. La proposition d'Anne-Laure Boyer et de Marc Vernier de faire équipe pour répondre à cette commande publique ― qui appelait dans son cahier des charges à un métissage entre monument mémoriel, graphisme et bande dessinée ― est donc venue à point nommé dans ma démarche artistique. […] L'un des enjeux majeurs a été de concevoir une œuvre pour un territoire donné, avec ses paysages, ses architectures, mais surtout pour un public local, avec lequel nous avons abondamment échangé et qui a nourri et même contribué aux œuvres. […] Il fallait que notre production fasse sens pour les principaux concernés et qu'ils puissent s'y retrouver."
Ce à quoi il convient d’ajouter que le but n’en consistait pas moins à attirer un grand nombre de visiteurs et qu’à cet égard aussi, le projet semble promis à une incontestable réussite.
1Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Collection Tel, Gallimard, 1988, pages 172 à 175 sur John Ruskin, pages 190-91 sur les origines du Zarathoustra, page 249 sur Nietzsche.