Julie Nakache, de la nécessité d’écrire "Le Sang des filles"
Le livre Le Sang des filles est paru au printemps. C’est le deuxième titre de la collection "Écumes" de la maison Exopotamie qui met en rapport un texte avec une autre forme d’expression artistique.
Mêler texte et autres formes d'expression ? Une joie, pour l'autrice Julie Nakache, qui a toujours écrit ses textes en s’inspirant d’images : "Pour Portraits au visage manquant (2014), j’imaginais du Bosch, du Eisher, du Courbet. Il neige un peu de lui sur le seuil où elle attend (2011) était plus inspiré par Femme en bleu de Picasso, ou Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Pour Le Reflet des méduses (2017) ce sont les paysages de Vernet qui m’inspiraient." Et pour ses deux ouvrages réécrits pour la jeunesse, Le Joueur de flûte (2016) et Polyphonte (2018), elle a travaillé en collaboration avec des illustratrices.
Pour Le Sang des filles, une autre belle rencontre a eu lieu avec les œuvres de l’artiste argentin Diego Arrascaeta qui, il le dit lui-même, a appris à peindre en lisant de la poésie. L’œuvre de Julie a rencontré l’œuvre de Diego et l’œuvre de Diego a rencontré l’œuvre de Julie. "L’œuvre est mystérieuse, ouverte, impénétrable, elle est présence compagne", dit Diego1. Chaque lecteur éprouvera cette présence, ce quelque chose de la marche du temps, quand :
"La couleur des carreaux de cuisine est passée"2
il sera soudain saisi, au détour d’une page, par la coïncidence avec le temps présent
"Quand les fous marchent sur l’Europe"
et sentira l’inexorable succession des générations
"Pourquoi faut-il que les mères meurent ?"
Les interrogations tournoient, auscultent les moments d’incertitude, jusqu’au vertige. Ne pas se figer,
"Tendre les bras/la terre – tout sourit -/revenir aux rires/refuser la distance/Tisser."
"les mains arrimées au crayon – écrire"
Julie Nakache se consacre à l’écriture, aux mots. Seule, pour ses romans, ou en partage pour ses recueils de poésie ou ses interventions en public avec des illustratrices ou des peintres, des photographes ou des musiciens… Elle partage aussi avec ses élèves, puisqu’elle enseigne les Lettres à Angoulême.
Cette nécessité d’écrire transparaît à la lecture de ses ouvrages, surtout dans son dernier roman, Une nuit noire et longue, publié en 2020 au Temps qu’il fait.
"Mes romans interrogent sans relâche le mystère toujours renouvelé de l’écriture, celui des mots avec lesquels tentent de se dessiner nos existences vacillantes." Sans relâche, mais non sans souffrance. Quand elle prend fait et cause, dans Une nuit noire et longue, pour Geertje, la servante et maîtresse de Rembrandt, malmenée par le Maître, son maître, elle réussit ce tour de force de peindre la vie de Geertje et d'y placer, discrètement, quelques touches de la sienne : "En même temps que s'écrit son destin, mûrit la pensée de ma propre vie. L'histoire de Geertje entre en résonance avec la mienne et ces lignes m'aident à démêler l'écheveau de mes tourments".
"Quelque chose doit pouvoir se dire de la femme"
Cette quête l’obsède, se fait sentir dans tous ses écrits, se lit en filigrane ou s’exprime au milieu d’une histoire, d’un conte. Dans Polyphonte, en 2018 : "Polyphonte, issue du sang d'Arès, dieu de la guerre et des larmes, est de celle qui s'ouvre à la nature : libérée des contraintes inhérentes à la condition des femmes, elle refuse, à jamais, la soumission aux impérieux désirs des hommes." Elle le dit en silence et sur la pointe des pieds, en 2021 : "Les mots s’égrènent sur la page/on dirait les restes d’un papillon/écrasé/sur le bitume. […] Je te déteste de ne pas être là/quand je m’enfonce/dans ma nuit noire et longue." Seulement, pour dire vraiment, entièrement, la place des femmes, comment la femme existe et s’affirme par rapport à l’homme, comment elle est fille puis femme, comment elle vit la maternité, la maladie, la guerre, pleure, aime, rit…
il lui fallait partir en Exopotamie
Le nom de cette contrée désertique imaginée par Boris Vian dans son roman L’Automne à Pékin est repris par une maison d’édition sise dans les Pyrénées-atlantiques. Mélanie, sa directrice, s’en explique : "Assez vite, j’ai eu l’idée d’utiliser le nom d’un lieu fictif pour illustrer ce que je visualisais comme un territoire qui puisse incarner la notion de terre promise, sorte de paysage idéal où, comme dans tout idéal, rien ne demeure figé ni rationnel. […] Je suis passée par pas mal d’étapes avant de me souvenir de ce lieu découvert durant mon adolescence dans un livre de Boris Vian, L’Automne à Pékin, et qui correspondait à un désert : celui d’Exopotamie. Lorsque j’ai fait des recherches et que j’ai découvert son étymologie ('exo' : hors de, et 'potamie'/'potamós' : fleuve ou rivière) et qu’il n’existait nulle part sur nos cartes, j’ai décidé de l’adopter pour ma maison, […] une maison qui ne soit pas un bloc rigide et fermé mais plutôt un espace ouvert et mouvant, à l’écart, à contre-courant, inscrite dans un mouvement comme celui de la poésie qui est tout sauf naturel pour la plupart des gens."3
1 Source : www.launionregional.com.ar/wordpress/diego-arrascaeta-por-la-presencia-companera
2 Toutes les citations isolées au centre du texte sont issues du livre Le Sang des filles.
3 Source : www.terreaciel.net/Editions-Exopotamie