"Lettres à Bernard Manciet" de Frédéric Sudupé
"Votre départ du 3 juin 2005 ― que l’on dit être la date de votre décès ― m’a renvoyé pour ma part à mon ignorance première vous concernant. Vous m’avez plongé dans l’inconnu." Entre autres hommage, exercice d’admiration, inventaire des publications et des inédits du poète, cet ouvrage, paru aux éditions Passiflore, se penche sur les années de rencontres régulières durant lesquelles l’auteur était accueilli par son ami dans la maison au cœur de la forêt des Hautes Landes où il s’était retiré.
"Au plus vivant de la parole"
En dépit de la "fugue" du 3 juin 2005, sinon en raison même de celle-ci, Frédéric Sudupé avait l’assurance que de précieuses réponses à ses lettres lui viendraient d’une "parole au plus vivant de la parole, au bord de ce silence qui ne se tait pas…" D’où une série d’adresses portées par le vouvoiement amical et la poursuite déterminée de chacun des dialogues momentanément interrompus : "Je puis m’appuyer sur toutes ces heures passées en votre compagnie pour vous retrouver, intact, indemne pourrais-je dire, comme au premier jour. C’est le premier jour !"
À travers l’émotion teintée d’humour lucide, l’enthousiasme qui perdure, la liberté exigeante du regard rétrospectif, l’ensemble de ces lettres revient longuement sur les questions et les certitudes qui se sont faites jour au fil du temps et de l’amitié. S’offre ainsi un portrait aussi fidèle que nuancé de Bernard Manciet, l’érudit et le grand écrivain qui a réalisé, essentiellement dans la variante gasconne/landaise de la langue occitane, une œuvre déjà largement reconnue pour sa puissance et sa singularité.
Bernard Manciet en samouraï
Souvent l’écriture des lettres procède par associations d’idées dictant les mots du travail de réminiscence. Ou bien, à l’inverse, les "idées" ― le va et vient de la pensée irriguant le texte et des mots écrits stimulant la réflexion ― s’élaborent à partir du sens des propos qui ressurgissent : ceux en creux ou non des écrits de Bernard Manciet, ceux échangés au cours conversations avec son invité, ceux d’ici et d’ailleurs pouvant servir le jeu subtil des métaphores filées. Soit le mot "sabre" : au pluriel, c’est le nom du village natal de Bernard Manciet, Sabres, dans le bassin de la Leyre, au centre d’un étoilement de routes à travers la forêt de pins, sensiblement à mi-chemin de Labouheyre à l’Ouest et de Roquefort à l’Est. Le toponyme est présent dans le titre de l’une des œuvres les plus renommées de Bernard Manciet, "L’enterrement à Sabres", ou plus exactement "L’enterrament a Sabres". Selon la description du portail du Web "Encyclopedia Occitanica" : "Œuvre phare dans le parcours littéraire du Landais Bernard Manciet, L’Enterrement à Sabres déroule, par le prisme d’un long poème, tout le savoir faire de l’écrivain : une langue étonnamment disséquée (le fameux gascon "noir"), un surréalisme kaléidoscopique qui affleure dans les recoins et un pays raconté depuis ses entrailles. Édité en 1989, l’ouvrage [a fait] l’objet de deux rééditions, en 1996 puis en 2010 dans la collection de poche Poésie/Gallimard." À quoi il convient d’ajouter, comme Frédéric Sudupé y fait allusion, un projet d’édition en Pléiade, privilège que jusqu’à nouvel ordre partageront les seuls Bernard Manciet et Pier Paolo Pasolini pour leurs œuvres écrites dans des langues minoritaires, respectivement l’occitan et le frioulan.
Or, pour y revenir, "sabre" est aussi le nom d’une arme blanche peu ou prou légendaire ici et là dans la culture universelle. Bernard Manciet a écrit dans un des ses ouvrages, "Le golfe de Gascogne" : "[…] voilà seulement quelques années des cavaliers japonais, descendants d’illustres samouraïs, ont refait de Poitiers à Compostelle le chemin de leurs ancêtres." Cela suffit pour que F. Sudupé, de fil en aiguille, écrive quant à lui : "Vous êtes pour moi, que vous le vouliez ou non, le samouraï de Sabres." S’en suit un assez long développement sur le combat en duel au moyen de cette arme, sur les entraînements à l’aide d’un fac-similé en bois, et sur le sens métaphorique que l’on peut y retrouver dans les mémorables joutes verbales entre le poète et son invité lors de leurs retrouvailles. D’ailleurs, celles-ci s’ouvraient le plus souvent sur un rituel théâtral bien rôdé, où il convenait de congédier le chat ― "la sale bête" ― d’un fauteuil du bureau afin que puisse y prendre place l’invité, et que commencent des échanges où celui-ci n’avait qu’à bien se tenir en sachant répliquer au moyen d’inoffensifs mais plus qu’habiles coups de sabre. "[…] n’est-ce pas vous-même, écrit F. Sudupé, qui m’avez appris, par un déhanchement fulgurant proche du déséquilibre, à devenir sabre moi-même porté par un seul élan ?"
Un "barbare" des Lettres ?
D’une certaine manière, ce en quoi Bernard Manciet nous demeurerait magnifiquement vivant en dépit de sa "fugue", il existerait un cinquième élément, aussi naturel que culturel, qui puiserait dans le lien de la temporalité ordinaire avec les quatre autres éléments pour la transcender. Il serait accessible en vertu des ressources bien plus inouïes qu’il n’y paraît de la création littéraire et poétique. Pour preuve, le précieux legs que nous a apporté le patient labeur de mineur du poète dans les "entrailles" ― et dans la langue ― de son pays natal. Si celui-ci se qualifiait parfois de « barbare », c’était non seulement par fidélité à la mémoire d’ancêtres landais qui eux le furent plus réellement, mais aussi pour expliciter son attitude très résolument distanciée face aux réductionnismes de divers ordres d’un monde contemporain dont, comme de plus en plus chacun le sait, il semble qu’il ne fasse que courir allègrement à sa perte. Pour étayer le bien-fondé d’une telle position du "barbare", Frédéric Sudupé se réfère aux propos et au style de vie, ainsi qu’à l’œuvre, de l’un des prédécesseurs de Bernard Manciet en littérature et en poésie, Joseph Delteil. Peut-être pourrait-on aussi trouver dans une certaine mesure une parenté entre eux et le poète Serge Pey bien que lui ne cesse, à travers son art, de se montrer plus engagé dans la société de son époque.
Ce qu’il reste d’inédits
Frédéric Sudupé a su nous livrer une très belle introduction intimiste à l’univers et à l’œuvre de son ami, qui est présente à la fois dans les genres de la poésie, du roman, de l’essai et du théâtre, et encore dans le domaine de la traduction. Une telle introduction vaut tant par ce qu’elle évoque de la relation de l’auteur avec Bernard Manciet, faite entre autre de sage et familière cordialité, que par le rappel de ce qu’il reste d’inédits et, on l’espère, de parutions à venir, dans les archives pieusement conservées par l’ami Guy Latry. Pour exemple de ce que contient encore l’iceberg, un essai de quelque 400 pages, Bossuet ou l’éloquence baroque…