"Journal d'Amérique", les images orphelines
Le nouveau documentaire expérimental à base d’archives d’Arnaud des Pallières, Journal d’Amérique, sort ce mois-ci en salle : plongée dans les images banales d’un pays réinventé en création intime.
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Réalisateur, scénariste et monteur, Arnaud des Pallières partage son œuvre depuis les années 1990 entre films de fiction (dont les longs métrages Michael Koolhaas, Orpheline et Captives) et cinéma documentaire expérimental. Le magnifique film au titre paradoxal, Disneyland, mon vieux pays natal (2001) se situe dans cette seconde veine avec une déambulation en images dans le parc d’attraction parisien où règne une représentation de l’enfance fabriquée pour le divertissement de masse, sans aucune captation sonore mais avec une voix narrative mélancolique, un "je" fictionnel traitant précisément de ce temps de l’enfance. Cette façon de mêler contemplation, poétique et réflexion, en articulant des images et des textes puisés pour partie dans des œuvres littéraires, détermine un geste cinématographique que le réalisateur poursuivra d’une autre façon avec des films réalisées à partir de fonds d’archives privés américains : Poussières d’Amérique (2011), le court-métrage Diane Wellington et ce Journal d’Amérique (2021) qui sort en salle en cette fin d’année. Ce documentaire puise dans le fond d’archives de Rick Prelinger, un cinéaste et enseignant américain qui a rassemblé plus de 60 000 films dits "éphémères" (films industriels, publicitaires, amateurs et familiaux) et les a déposés en accès libre de droits sur Internet. Consultant sur le film d’Arnaud des Pallières, Rick Prelinger travaille sur ce qu’il décrit comme des "images banales qui en disent long sur la société" - des images "orphelines" - et s’inscrit dans un processus de lutte contre l’amnésie en engageant chacun à se plonger dans une "mémoire de l’histoire".
Hypnose et réflexion
De façon formelle, Journal d’Amérique est composé durant 118 minutes d’extraits d’archives en noir et blanc et couleurs qui couvrent différentes époques américaines et sont montées en alternance avec des textes en prose écrits sur fond noir, sans voix narrative. Ces bouts d’un journal de bord imaginaire sont visuellement découpés de façon à créer une scansion poétique. La bande sonore est composée d’une musique créée par Martin Wheeler avant le montage, de bruits et de sons ainsi que de musiques additionnelles provenant du répertoire classique. Le texte lui-même est pour partie un entremêlement de citations (Russel Banks, Walter Benjamin, Borges, Brecht, William Styron…) dans une narration dominée par un "je" fictionnel qui provoque un trouble permanent : qui parle, quels liens avec les images ? Le film crée une une atmosphère hypnotique, une interrogation permanente qui renvoie chacun à son imaginaire par le truchement de ces images d’inconnus disparus et d’époques révolues, comme autant de fantômes d’une civilisation éteinte pourtant fortement ancrée dans nos esprits (soft power américain). Images et textes dialoguent par échos ou illustrations, elles convergent autant qu’elles divergent. La matière même du film est mélancolique, à la fois lyrique et ironique, travaillée par le sentiment de perte mais aussi par une prise de distance réflexive quant à la fabrication des représentations (société de consommation, bonheur familial, puissance américaine…). Le film mêle ainsi, avec parfois une forme de froideur et d’insistance démonstrative, émotion et réflexion politique. Il provoque une étrangeté intime comme si, à force, le rêve d’Arnaud des Pallières d’une traversée de l’histoire américaine - d’un idéal enfantin à la violence et la guerre - devenait le nôtre : le rêve d’un rêve.
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Journal d'Amérique de Arnaud Des Pallières
Documentaire / Production : Iwaso Films, Les Films Hatari / Distribution : Les Films de l'Atalante / France / 2023 / 112 min
Soutien à la production de la Région Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec le CNC et accompagné par ALCA.
En salle le 22 novembre 2023