"Trystero" : quand la bibliothèque est notre futur
Laurent Queyssi fait partie de ces rares écrivains qui réussissent à peu près tout ce qu’ils touchent. Traducteur d’auteurs phares de la SF comme William Gibson1 ou scénariste d’une vie délirante de Philip K. Dick2 pour lequel il a aussi produit l’appareil critique d’une récente intégrale des nouvelles3, c’est en spécialiste averti du métier d’écrivain d’anticipation qu’il nous livre aujourd’hui, avec Trystero, un roman salutaire sur la force de l’écriture.
Bruno Trivanen pourrait très bien être votre voisin. Celui que vous remarquez à peine, celui qui vit dans la zone pavillonnaire d’une banlieue anonyme où il se promène en soirée pour prendre l’air, comme tous ces gens qui connaissent la fausse liberté des journées de télétravail. Pourtant, Bruno Trivanen est un homme dangereux. Enfin il l’était soi-disant. Car depuis sa sortie de prison, depuis ses années d’enfermement où sa volonté a été brisée avec méthode, il n’est plus que l’ombre de lui-même. L’Alliance, ce gouvernement transnational qui s’est imposé depuis que le "Royaume-Uni et une grande partie de l’Asie [ont] été presque intégralement rayés de la carte par une catastrophe nucléaire", lui a même volé son identité. Parce qu’il a commis des œuvres dont le peuple s’est inspiré pour organiser une révolte de grande ampleur, ses livres ont été expurgés, "[sa] réalité a été réécrite. Revue, comme l’on révise des épreuves avant la publication d’un roman."
C’est donc depuis une retraite surveillée au moyen des merveilles technologiques sensées vous rendre plus libre (profils numériques, réseau généralisé, VR miniaturisée, implants neurologiques divers, ad nauseam…) que Bruno Trivanen couche de nouveau des mots sur le papier, pour une méthode d’écriture à destination d’auteurs débutants. Mais dans un monde où littérature et liberté d’expression ne sont plus que de vagues souvenirs, l’entreprise prend lentement un tour plus sulfureux, et c’est bien là tout le talent mis en œuvre par Laurent Queyssi. Car s’il nous donne envie de nous tourner vers les livres de nombre d’auteurs cités (Moore, Dantec, Joyce, Vonnegut et j’en passe), s’il nous délivre l’air de rien pléthore de conseils glanés au gré de son expérience personnelle d’auteur — on retiendra par exemple ce chapitre sur l’art du dialogue où il livre un paratexte très drôle en même temps qu’il fait converser plusieurs personnages, ou encore ses développements cruciaux sur la nécessité de puiser avant tout dans ses propres sensations pour bâtir un personnage4 —, Laurent Queyssi invente également une intrigue solide, en forme de réflexion sur la place de la littérature dans nos sociétés. Dans un mélange subtil entre Écriture : mémoire d’un métier de Stephen King, une exploration autobiographique sur l’art de construire une histoire, et Journal de nuit de Jack Womack (Random Acts of Senseless Violence, en version originale), un texte plus confidentiel et non moins capital qui donne à lire le journal intime d’une jeune fille pendant que le monde s’écroule, Laurent Queyssi rappelle et démontre avec force que, à une époque où la bêtise et les totalitarismes menacent de nouveau, la réponse face à ces dangers est évidente et intemporelle. Elle est la même qu’au temps de l’écriture de la Genèse, de celle des œuvres de Georges Orwell ou de Bruno Trivanen. L’ultime rempart sera toujours le Verbe et, quand certains préfèrent construire des armées, il nous faut avant tout ériger des bibliothèques, qui sont les seules à même de garantir la survie de nos humanités.
À lire de toute urgence donc !
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Trystero, de Laurent Queyssi, Éditions Mnemos, Mars 2024, 181 pages, 19 euros
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1. Trilogie neuromantique, éditions Au Diable Vauver.
2. Phil, une vie de Philip K. Dick, Laurent Queyssi (Scénario), Mauro Marchesi (Dessins)
3. Nouvelles complètes I (1947-1953) et II (1954-1981), Gallimard, coll. Quarto
4. "Si [l’auteur] parvient à trouver ce qu’il possède d’universel en lui et à le retranscrire dans son œuvre, il établira une connivence quasi mystique avec son lecteur. Reconnaître dans un texte une sensation ou un vécu que nous croyions être le seul à avoir éprouvé est une expérience qui confine au divin."