"Fictions à l’œuvre" : l’art comme terrain de jeu de la fiction
La bibliothèque de Grand Parc à Bordeaux accueille du 11 septembre au 31 octobre 2014 l’exposition Fictions à l’œuvre : l’art contemporain livré à l’expérience du récit. Cette exposition est dédiée à la collection littéraire Fictions à l’œuvre coéditée par le Frac Aquitaine et les éditions Confluences dont la ligne éditoriale propose une approche originale de l’art contemporain : des écrivains sont invités à s’emparer d’une œuvre de la collection du Frac pour déployer une fiction. L’occasion d’interroger la rencontre entre fiction et art contemporain.
La littérature explore de plus en plus d’autres domaines, d’autres dehors et emprunte à des ressources issues de la performance, de la musique, des images, du théâtre et de l’exposition. Elle se risque hors du livre et se confronte à ses propres limites. L’art puise de plus en plus dans la littérature la matière et la forme de ses propositions, la production de ses signes. Dans le numéro de décembre 2010 de la revue Littérature consacré à ces nouveaux champs d’action que l’art ouvre à l’écriture, Olivia Rosenthal fait ce constat : "Dès lors, c’est l’art contemporain lui-même qui relève de la littérature exposée, la littérature n’étant plus entre les mains de ceux qui se revendiquent comme écrivains et qui écrivent des livres (récits documentaires, fictions) mais pouvant être réinvestie par des artistes qui se réclament de l’image ou de l’installation."
Depuis 2008, Jean-Yves Jouannais, critique d’art et écrivain, développe un cycle de conférences intitulé l’Encyclopédie des guerres qui raconte, sous la forme d’un abécédaire, l’intégralité des conflits, depuis l’Illiade jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Cette Encyclopédie est uniquement scénique, performative et n’est pas destinée à la publication : "Le livre n’est qu’un épisode formel qui apporte une gratification. Mais on peut en faire l’économie. On peut faire l’économie de la publication et de l’écriture en elle-même. Cela m’intrigue de savoir jusqu’où on peut amenuiser l’expérience de l’écriture pour qu’il demeure néanmoins de la littérature. C’est ce que j’essaye de faire avec l’Encyclopédie des guerres." C’est une entreprise "à la fois de fiction et de savoir, où, plus précisément, la fiction s’essaye à produire de la connaissance."
La fiction devient alors ce champ des possibles, cette agilité qui se risque aux exercices les plus périlleux et cette capacité de combinaisons sans fin, susceptibles de créer des effets de sens multiples. Elle amène des artistes comme Fabrice Hyber, Philippe Parreno, Pierre Huygue, Dominique Gonzalez-Foerster ou Benoît Maire, et des écrivains comme Jean Echenoz, Olivier Cadiot, Jean-Philippe Toussaint, Jean-Jacques Schuhl, Patrick Bouvet ou Pierre Alféri, à convoquer, à investir, à contaminer des formes usuelles de narration pour les mettre en tension, à distance et les astreindre à des mutations et des situations de trouble et de déséquilibre, et à contourner, à changer, à supprimer les règles du jeu pour s’ouvrir à des énergies alternatives.
C’est dans ce contexte que le Frac Aquitaine lance en 2009 la collection Fiction à l’œuvre, d’abord éditée par les éditions Mix, puis à partir de 2012, par les éditions Confluences. Le principe de la collection est d’inviter un écrivain à choisir une œuvre dans la collection et d’en faire le prétexte à l’écriture d’un texte, en toute liberté. Pour Claire Jacquet, directrice du Frac Aquitaine, et Eric Audinet, directeur des éditions Confluences, le carnet de route est clair : "L’enjeu est de développer d’autres formes de discours sur les œuvres, moins théoriques et plus fictionnelles, de manière à déployer l’imaginaire contenu dans les œuvres. Par-delà cette volonté, il y a le souhait de faire se croiser des publics autant que des disciplines, les uns allant à la rencontre des autres dans un esprit de curiosité."
S’adresser à un écrivain pour aborder une œuvre, c’est faire le pari de l’imprévisibilité. L’œuvre n’est pas alors un territoire à circonscrire, mais devient un horizon ouvert et mobile. L’approche n’est jamais tout à fait stable ni simple. Elle est animée d’interrogations et de digressions, de tensions et de contradictions, d’émotions et d’idées inattendues, d’accélérations et de brusques arrêts. Tout contact est sensible, et répond à la nécessité de prolonger l’échange. La fiction permet de revenir à ce mystère originel non pas pour l’extraire de sa profondeur, de son obscurité, mais pour lui offrir une autre intensité capable de solliciter d’autres points de départ pour l’exploration de cet inconnu. Il s’agit de multiplier les chemins dont le but n’est pas d’arriver quelque part mais de cheminer dans une indétermination propice à des rencontres, des expériences, des sensations et bien sûr des histoires qui partent de rien et ne cessent de ramener à tout.
Inaugurée avec Nouit de Thomas Clerc à partir d’une œuvre de Jeff Wall, la collection Fiction à l’œuvre compte une dizaine d’ouvrages et dessine une étrange constellation d’objets, d’images, de corps, de regards, de récits, de résonances, de fulgurances, de métamorphoses, d’intrigues, de couleurs, d’ambiances et d’humeurs. Dans un étrange paysage de discussion, Noëlle Renaude livre des personnages à cet écoulement du temps que Roman Opalka cherche à mesurer. Fred Léal nous plonge dans l’effervescence de la galerie de Jean-François Dumont dans les années 80 en prenant comme fil conducteur les œuvres d’Hubert Duprat, avec toute la virtuosité de son écriture ludique et éclatée. Nathalie Quintane évoque la Pologne des années de Walesa qui s’entrechoque avec les univers de deux artistes majeurs du body-art, Michel Journiac et Urs Lüthi. Pascalle Monnier nous entraîne dans une sinueuse et magnifique interprétation d’une photographie de Larry Clark représentant deux adolescents nus, enlacés, allongés sur la banquette arrière d’une voiture.
Mais on pourrait aussi parler d’autres rencontres, celles de Jean-François Bory et Cindy Sherman, Bernard Duché et Claude Lévêque, Vincent Labaume et Pierre Molinier, Valérie Mréjen et Manuel Alvarez Bravo, et retrouver les mêmes tendances au débordement, à la surprise, à la solidarité du visible et de l’invisible et au croisement du réel et de l’imaginaire. La collection Fiction à l’œuvre, avec sa grande exigence éditoriale, propose des orientations esthétiques, des foyers d’écritures et de pensées, d’énigmes et d’indices, des moments de respiration et de questionnement. C’est une bonne nouvelle pour la fiction et l’art d’aujourd’hui.