C’est fini les histoires
Chéri-Chéri de Philippe Djian, Gallimard.
Écoute, Andrea. Approche-toi, assieds-toi. Viens-là, j’ai quelque chose d’important à te dire. Je sais, c’est encore au sujet d’un livre, mais que veux-tu, on ne se refait pas. Et puis franchement, qu’est-ce qui nous reste d’autre ? Tu as entendu comme moi les nouvelles à la radio ce matin, tu as entendu les cris, les pleurs et, par-dessus cette rumeur, les puissants qui pérorent – sans jamais oublier toutefois d’encaisser leurs dividendes ou leurs indemnités. Alors franchement, qu’est-ce que j’ai d’autre à t’offrir ? Mais tu vas voir, c’est un peu différent cette fois.
Non, je ne vais pas te raconter une histoire. Parce qu’il est temps maintenant que tu saches la vérité. C’est fini les histoires, Andrea. Les histoires ça ne compte pas. Tu vois par exemple ce roman, je l’ai lu deux fois, et pourtant je serais infoutu de te le résumer. Un type qui écrit le jour et chante la nuit. Une belle-famille un peu louche, des affaires un peu glauques. Et des femmes aussi, comme toujours. Des belles, des intelligentes. Des désirables en diable et tordues à souhait. Enfin des femmes quoi.
Mais après ça, je ne sais plus.
Et on s’en moque, le principal n’est pas là, crois-moi.
Ne fais pas cette tête, Andrea. Tu ne devrais pas être surpris. Regarde, ces albums avec lesquels tu t’endors : tu penses vraiment qu’Anthony Browne ou Maurice Sendak ne font que raconter des histoires, tu penses vraiment qu’ils ne font pas plus et pas mieux ? Eh bien, Philippe Djian c’est pareil. Son rythme de phrases, son travail de ponctuation ou encore sa façon de mélanger les temps en disent plus sur nous, sur notre monde, sur qui nous sommes ici et maintenant, que pas mal de ces arbres morts qui encombrent les allées des dernières librairies à l’agonie.
J’ai par contre retiré la jaquette, tu m’en excuseras. Je ne voulais pas que tu t’arrêtes à cette seule image, je voulais que tu restes concentré sur le texte et sur le style. Il n’y a que ça qui compte. O.K., le personnage principal s’habille assez souvent en femme et alors ? Chez Sendak, Max s’habille en loup, et tu trouves ça normal, non ? C’est d’ailleurs l’avantage, lorsqu’on a quatre ans tout est encore normal.
Alors voilà, c’est pour toi, mon fils. Tu peux ranger ce premier roman dans ta bibliothèque. J’ai un peu hésité, je me suis demandé si je n’aurais pas dû commencer par Les Aventures de Nick Adams ou Moby Dick, mais ce dernier Djian est quand même quasi parfait, c’est sûrement son meilleur depuis un bail, et j’ai toujours eu un faible pour les vivants.
Tiens regarde par exemple, écoute une seconde comment chaque mot est à sa place, et tu pourras ensuite retourner jouer avec ton train électrique :
"Lorsque j’écris, je me heurte souvent à des portes closes, je suis rodé à leur obstacle, je dois les enfoncer les unes après les autres et c’est loin d’être un jeu d’enfant, on ne les renverse qu’au terme d’un minutieux travail, qu’en retour de multiples et redoublés efforts — sans savoir s’ils seront récompensés et les forces d’un homme ne sont pas inépuisables, sa résilience, avec le temps, s’effrite, l’amertume le guette, etc. Cela explique le côté ravagé, maladif, la mine d’endive cuite qui affectent tant de bons écrivains — les autres sont plutôt bronzés, bien nourris, mais les bons paient le prix fort, les bons marchent au riz complet, au pain bis, au ginseng et à la gelée royale pour se donner des forces, quand ils le peuvent, quand les à-valoir sont au minimum décents et la foule des imbéciles et des nuisibles relativement réduite au silence — ce qui permet une ou deux ventes."
Chéri-Chéri
de Philippe Djian
Éditions Gallimard, collection Blanche
Octobre 2014
193 pages
18,50 euros
Isbn : 978-2-07-014318-4