"Fidelio" de Lucie Borleteau
Fidelio, le premier long-métrage de la jeune réalisatrice Lucie Borleteau est promis à un bel avenir, et il le mérite. Au festival de Locarno, l’actrice principale Ariane Lebed a reçu le prix d’interprétation féminine et le film a été sélectionné aux Césars 2015… Fidelio a reçu le soutien à l'écriture du Conseil régional d'Aquitaine et des Pyrénées-Atlantiques. Fidelio est à voir absolument. Rencontre avec Lucie Borleteau.
D’où vient l’idée de ce film ?
Lucie Borleteau : D’une amie proche qui avait intégré l’école de la Marine marchande et dont j’ai voulu raconter le destin romanesque. Il se trouve aussi que le premier film que j’avais réalisé, initié dans un atelier pratique animé par Claire Simon à l’université, était un documentaire déjà inspiré par une amie, qui était russe et partait pour un long voyage. J’ai alors eu très vite l’envie de faire un nouveau « portrait d’amitié ». J’en ai rêvé pendant dix ans, car le sujet – autour du monde de la mer – me semblait vraiment excitant. On ne se rend pas compte de l’importance du transit maritime, surtout à l’heure de la mondialisation, et c’est un motif assez rarement vu au cinéma, à part dans des films comme Hijacking ou Capitaine Phillips, que j’aime beaucoup mais qui lorgnent vers le thriller, avec l’intrusion de pirates, alors que je voulais pour ma part parler d’amour et de désir. C’est pour aborder ces sujets que j’ai décidé d’écrire une fiction.
Comment avez-vous concrètement préparé l’écriture, très précise sur le milieu dépeint ?
L.B. : Mon court-métrage Les voeux avait bien marché, il avait été vendu à France 2 et avec la somme récoltée, j’ai pu m’offrir un billet pour traverser l’Atlantique sur un porte-container. Comme l’héroïne que j’imaginais, je devenais d’un coup une femme seule dans un univers masculin. Certes, Alice devait, elle, faire en plus ce « métier d’homme », mais j’ai vite ressenti le côté très sensuel du huis clos, avec ces machines, le rythme du voyage, etc.
Ce voyage a-t-il eu une influence décisive sur le scénario ?
L.B. : Oui, il l’a énormément nourri. J’ai vu alors émerger sous mes yeux tous les personnages secondaires – y compris les Philippins –, qui sont en cuisine ou à des postes subalternes. Et surtout, j’ai ressenti réellement ce que passer du temps au large, jour et nuit, sans aucune connexion, représentait : pas de téléphone portable et des mails qui passent, comme dans le film, par le commandant… Avec, évidemment, des jeux de séduction ou de protection à l’égard d’une femme seule au milieu d’une quinzaine de marins, même si ce sont des gens très sérieux et faisant d’abord leur travail. Ils m’ont beaucoup parlé, sans savoir a priori
que j’écrivais un scénario.
Faisiez-vous évoluer au jour le jour votre histoire ?
L.B. : J’en avais la trame : une jeune femme se séparant de son compagnon pour embarquer pendant une période longue et retrouvant alors un ancien amant. Avec l’idée que le personnage de Félix soit une sorte de Pénélope, l’attendant à terre. J’ai pris beaucoup de notes, couché sur papier certaines conversations. J’ai filmé aussi pas mal de choses, comme des notes en vidéo, prémices aux repérages sur les décors. La scène du baptême, lors du passage de l’Équateur, vient aussi de cette traversée. Nous n’avons pas passé la ligne mais l’équipage qui cherchait un prétexte pour faire la fête a inventé une cérémonie proche du baptême, en se déguisant, pour m’introniser « Lady Atlantique ». J’ai trouvé ça tellement fou que j’ai eu envie d’inclure la séquence dans le film, pour la partager avec le spectateur.
Quelle a été à ce stade l’importance de l’aide à l’écriture accordée par la Région Aquitaine ?
L.B. : Elle a été fondamentale pour moi, car je m’étais lancée dans l’aventure sans producteur derrière moi. J’avais commencé à écrire seule, puis j’ai sollicité la coscénariste de mes courts métrages, Clara Bourreau. Nous avons écrit une trentaine de pages et décroché l’aide en septembre 2011. Celle-ci a été doublée grâce à celle du département des Pyrénées-Atlantiques et cela a beaucoup compté, pour Clara et moi, qui avons pu vraiment dégager du temps pour écrire sérieusement. L’Aquitaine a donc été le premier partenaire financier du projet.
À travers Alice, qui entend disposer de son corps comme elle l’entend, il y a un parfum féministe dans Fidelio…
L.B. : C’est La grève des ventres qui m’a rapprochée de cette notion, même si dans le film, le personnage trahissait la cause ! Mais j’assume maintenant de le dire : oui, je suis féministe ! Ceci dit, si Fidelio l’est, et il l’est bien sûr, c’est presque sans y penser, je veux dire que ce n’est pas un film théorique. Alice, à trente ans, fait un métier dit d’homme sans problèmes
et sans remettre en cause sa féminité. Elle est consciente de ses actes, elle règle par exemple la question du harcèlement par un supérieur sans en faire un drame, mais très fermement. On n’en est plus à l’époque d’Abyss de James Cameron, où la fille arrivait en talons et devait faire ses preuves pour gagner sa place. Le féminisme du film ne se situe pas sur un mode "anti-hommes"…
Le personnage du commandant échappe aux clichés de séducteur conquérant…
L.B. : Il profite beaucoup de l’apport de Melvil Poupaud, dont j’étais fan depuis longtemps, notamment à l’époque de Conte d’été d’Éric Rohmer. Le personnage de Gaël est complexe ; il est attentionné envers Alice, dont il est sincèrement amoureux. D’ailleurs, il n’y a pas de morale dans le film, mais s’il devait y en avoir une, ce serait peut-être que lorsqu’un homme dit à une femme qu’il l’aimera toujours, ou vice-versa, cela peut paraître très beau, mais c’est également terrifiant : ça fige et tue quelque chose qui devrait demeurer vivant.
Le Prix d’interprétation féminine et les louanges critiques sont-ils pour vous de bon augure avant la sortie du film ?
L.B. : Oui c’est rassurant et ça fait du bien à mon ego ! Même si on ne sait pas encore le nombre d’entrées que le film réalisera… Il est sorti le 24 décembre, c’est une bonne chose, car à cette période, on s’ennuie et on va au cinéma ! Ç’a été pour moi le plus beau des cadeaux de Noël (rires) !
Quelles ont alors été les étapes du montage du projet ?
L.B. : Je travaillais chez Why Not productions, avec qui j’avais tourné La grève des ventres, et j’avais alors rencontré celle qui allait devenir une partenaire très importante, Marine Arrighi, qui a créé sa propre société, Apsara films, afin de produire et de s’occuper au jour le jour du projet. L’assise de Why Not a sans doute rassuré les partenaires financiers, par rapport à un projet potentiellement risqué de premier long-métrage, et nous avons obtenu l’Avance sur recettes, puis l’apport de Canal+ et celui d’Arte, deux jours avant le tournage ! Je ne pouvais pas rêver mieux, même si le budget n’est pas excessif au final, en dessous de deux millions d’euros. Mais il nous a permis de tourner aussi au Sénégal et en Pologne, à Gdansk.
Comment s’est déroulé le casting du cargo, le Fidelio ?
L.B. : C’est le premier "acteur" que je devais trouver ! Le milieu des armateurs étant excessivement fermé, nous avons eu la chance de tomber sur quelqu’un qui travaillait dans une compagnie marseillaise et qui était très cinéphile. Il nous a permis de trouver ce navire qui allait connaître une période d’arrêt technique qui nous permettrait d’y tourner. On a commencé par le plus dur, en mer, alors qu’il était encore en service, avant de nous consacrer aux séquences à quai. Ce qui n’était pas sans stress, car la compagnie en profitait pour effectuer des réparations, repeindre certaines parties, et l’aspect du décor changeait au fur et à
mesure ! Je n’avais pas de scripte sur le plateau et ça m’a obligée à me concentrer encore plus, à me projeter dans le montage.
Comment s’est effectué le choix du format ?
L.B. : J’ai opté pour le Scope avec le chef-opérateur, Simon Beaufils, avec qui j’avais déjà travaillé sur La grève des ventres. C’était assez évident pour un film "de mer" et la production l’a accepté, d’autant que contrairement aux idées reçues, cela ne coûte pas plus cher. Avec Simon, nous avons aussi pu tourner avec différentes séries d’optiques, dont une, anamorphique, donne aux scènes d’extérieur une texture particulière, plus sensuelle, notamment dans la profondeur de champ. Et puis, paradoxalement, le Scope renforce la sensation de huis clos dans des décors étroits. Et il convient idéalement pour filmer un homme et une femme couchés sur un lit…
De quelle façon le personnage d’Alice s’est-il construit ?
L.B. : Tout d’abord, Alice ressemble à l’amie qui a inspiré le film, Mathilde. Celle-ci a été d’ailleurs un peu heurtée quand elle a découvert que j’avais amené Ariane à teindre ses cheveux de la même couleur qu’elle, que je voulais qu’elle porte le même tatouage et les mêmes bijoux… Mais ce film est l’aboutissement d’une histoire d’amitié qui y a survécu !
Comment avez-vous choisi Ariane Labed pour en tenir le rôle ?
L.B. : Je l’avais vue dans Attenberg et elle correspondait à l’idée que j’avais, dès le début, du personnage : on peut la croire pâle et fragile, mais ellea une force incroyable ; elle a parfois un côté androgyne, mais elle est également jolie et sexy. Ariane a cette grâce et son visage comme son corps, que je filme beaucoup, sont extraordinairement cinégéniques. Elle est danseuse à l’origine et a beaucoup observé tous les gestes qui sont accomplis sur un bateau, comme dans une chorégraphie. Sa palette de jeu est très large et elle s’abandonne totalement, elle n’est jamais dans le contrôle de son image.