L'endroit où le monde prend ce nom-là
Le titre de ce nouveau texte de Kirmen Uribe puise à la source d'un poème d'Ezra Pound, La Mansarde, publié en 1913, dans la revue Poetry.
...L'aube entre à petit pas
Telle une Pavlova dorée,
Et moi, je suis près de mon désir.
La vie n'a rien de meilleur
Que cette heure de diaphane fraîcheur
L'heure de se réveiller ensemble.
C'est la traduction que propose le récit de Kirmen Uribe. Il en existe d'autres. Peu importe. Faisons avec cette version. Cette Heure de se réveiller ensemble exprime tout le goût de la liberté que veut alors signifier Pound et que Uribe reprend à son compte pour faire la grande trame de l'histoire qu'il embrasse.
Cette histoire nous projette à la fin de la guerre civile espagnole, au moment où Karmele Urresti rencontre à Paris Txomin Letamendi, son futur mari. Nous sommes en 1937. Elle a vingt-deux ans. Il en a presque trente-six. Il est trompettiste. Elle est alors choriste dans cet ensemble qui porte le nom d'Erensoika et qui bénéficie du mécénat de Manu Sota, celui-là même qui cite le poème de Pound dans les premières pages du récit. Erensoika est constitué par de nombreux danseurs et musiciens basques exilés, et promu par l'ambassade culturelle du gouvernement basque. En décembre 1937, les artistes se produisent notamment à la salle Pleyel. Le projet culturel était ambitieux. Comme l'avait conseillé un homme politique européen au charismatique lehendakari José Antonio Agirre, président basque en exil : "Vous allez perdre la guerre, gagnez donc la propagande". La petite histoire - mais dans le fond qu'est-ce qui permet de distinguer petite et grande histoire ? - se souvient des riches heures d'Erensoika basé un temps à Sare, au sein duquel le jeune Luis Mariano commençait de s'illustrer, comme d'ailleurs la mère du futur immense ténor Placido Domingo.
Pendant quelques années, Erensoika se produit en Europe, jusqu'au moment où le nuage vert-de-gris couvre la surface du continent. Quand les Allemands prennent pied à Paris, le couple s'enfuit au Venezuela. Txomin s'engage dans les services secrets du gouvernement basque soutenu par les États-Unis. Pendant la guerre, Karmele, Txomin et leurs enfants rentrent en Espagne. Txomin est finalement arrêté. Il ne survivra pas. Karmele repart, laissant aux siens, tous engagés contre le fascisme, ses deux fils et sa fille. À leur tour, les enfants sentiront vibrer la fibre de l'abertzalisme et paieront eux aussi très cher cet engagement contre les forces réactionnaires du franquisme. Quand Karmele retourne finalement en Espagne, au moment des procès de Burgos, après des années d'exil - une vie même – c'est pour savoir son fils Patxi en cavale et sa fille Ikerne, occupée à élever ses sept enfants. C'est aussi pour rendre visite à son autre fils Txomin dans la sinistre prison madrilène de Carabanchel, comme son père vingt-cinq ans plus tôt. Txomin fils est libéré en 1976, le jour même où le dirigeant communiste Marcelino Camacho, lui-même tout juste sorti de prison, déclara : "Ils ne nous ont ni vaincus ni soumis et ils ne nous apprivoiseront pas". À l'extérieur, Txomin fils découvre une société basque si peu enthousiaste.
Lorsque Karmele s'installe à Ondarroa, un port de Biscaye, elle installe un cabinet d'infirmière dans son appartement. La vie de labeur et d'engagement se poursuit. Son premier geste est d'accrocher à un mur la trompette rutilante de Txomin Letamendi Murua. L'homme de sa vie. Le fameux trompettiste qui choisit la lutte politique plutôt que la carrière d'artiste. Txomin Letamendi Murua : celui qui figure sur le tableau du peintre Antonio Gezala, Nuit d'artistes à Ibaigane, dont la mairie de Bilbao fit l'acquisition en 2008.
"Avec L'Heure de nous réveiller ensemble, Kirmen Uribe confirme sa position d'écrivain basque au centre d'une littérature et d'un questionnement politique."
Après le très remarqué Bilbao-New York-Bilbao publié chez Gallimard en 2012, voici donc une nouvel écheveau uribien. Bilbao-New York-Bilbao était un ouvrage polyphonique peu soucieux des chronologies, dans la projection dans des lieux du monde, dans la composition même du texte, dans la capacité à signer une saga dont le souffle fait du bien, à dire l'extrême acuité des situations, des vies, de l'enchaînement des faits et d'une langue singulière, bien sûr. Les lecteurs de ce livre se souviennent peut-être de cette remarque d'une poétesse, laquelle compare la langue basque à une carte au trésor qui révèlerait le chemin vers le précieux butin...
Avec L'Heure de nous réveiller ensemble, Kirmen Uribe confirme sa position d'écrivain basque au centre d'une littérature et d'un questionnement politique. Alors que le récent succès de Patria de Fernando Aramburu (Actes Sud, traduction Claude Bleton) installe le roman dans une période qui couvre le post-franquisme jusqu'à la fin de la lutte armée d'ETA, le récit de Kirmen Uribe, lui, explore une genèse, tout ce processus culturel, politique, qui conduira à la confrontation armée entre Euskadi Ta Askatasuna (Pays basque et Liberté), symbolisé par le serpent et la hache, et le gouvernement central espagnol.
Dans L'Heure de nous réveiller ensemble, et évidemment sans tomber dans une lecture armurée de simples bons sentiments, nous sommes dans un temps de l'Idéal, nous sommes dans des cœurs purs que la vie n'a pas encore avilis, pour paraphraser Henri de Régnier. La rudesse de l'existence, conséquence de choix nets, radicaux, s'invite à chaque instant dans le livre de Kirmen Uribe. Comme le recommande l'Évangile de Mathieu, quand les héros de Uribe parlent, ils disent oui ou non, sachant que tout le reste appartient au démon. Le récit, et sa façon – comme on parlerait d'un bel édifice en construction – respecte les personnes de cette saga familiale, en même temps qu'elle est celle de tout un peuple. Le récit sait se mettre à la hauteur des vies, des sacrifices, des mérites intimes. Il se base sur des faits et des histoires d'hommes et de femmes réels et dans le fond, c'est ce qui donne encore plus de force. On ne citera jamais assez cette conviction de Melville selon laquelle "Truth is stranger than Fiction". Comprenons : rien n'est jamais plus étonnant, singulier, stupéfiant, énigmatique, insolite – en un mot, inouï – que la vérité, prise dans le sens du réel, en comparaison de la fiction, laquelle n'ajoute que de l'artifice à celui de l'écriture. Avec quelques mots simples et forts dont il a le secret, Kirmen Uribe exprime cette idée de la façon suivante : "Tout ce qui sépare le roman de la vie, je le résumerais en une seule phrase : le roman est circonscrit à ses propres limites, la vie, elle, est un débordement permanent".
Dans ce livre toujours sensible, mais dans lequel la sensibilité ne fait jamais bon ménage avec le superflu, le miaulement de l'âme, l'anecdote adipeuse, Kirmen Uribe dit aussi toujours d'où il parle. C'est une aubaine dans ces temps de sfumato psychologisant, de problèmes existentiels qui, bien sûr, n'en sont pas, surtout quand ils prétendent faire livre, roman, succès littéraire. Faire pleurnicherie. Faire ventre mou. Dans ce livre taillé comme un linteau d'etxe multiséculaire, l'Amour, l'Honneur, la Fidélité aux idées ne se racontent pas autrement que par les actes, le silence, la mâchoire fermée. Nous nous souvenons bien sûr du grand texte de Bernardo Atxaga, Obabakoak, et plus particulièrement des dernières pages intitulées En guise d'autobiographie. Dans ces ultimes lignes, Atxaga se souvient de ses jeunes années de lecteur dépourvu de traductions en basque du patrimoine littéraire mondial, tellement important pour construire sa personnalité de futur écrivain. Il dit : "Je ne dirais jamais que nous, les écrivains basques, nous manquions de tradition ; je dirais que ce qui nous manquait, c'étaient les antécédents, que nous manquions de livres où apprendre à écrire dans notre langue. Le Petit Poucet n'était pas passé par nos contrées ; impossible de partir en quête des miettes de pains qui auraient dû nous ramener à la maison".
Aujourd'hui, un temps a passé, les écrivains du Pays basque (Euskal Herria) construisent peu à peu les antécédents nécessaires. Atxaga l'affirme : désormais "le monde est partout, et Euskal Herria n'est plus seulement Euskal Herria, mais – comme eût dit Celso Emilio Ferreiro – l'endroit où le monde prend ce nom-là". Kirmen Uribe est de cette aventure. L'Heure de nous réveiller ensemble est de cet endroit où le monde prend toute une consistance.
L'Heure de nous réveiller ensemble, de Kirmen Uribe
Le Castor astral
Traduit du basque par Miren Edurne Alegria Aierdi
298 pages
22 euros
Avec L'Heure de nous réveiller ensemble, Kirmen Uribe confirme sa position d'écrivain basque au centre d'une littérature et d'un questionnement politique. Alors que le récent succès de Patria de Fernando Aramburu (Actes Sud, traduction Claude Bleton) installe le roman dans une période qui couvre le post-franquisme jusqu'à la fin de la lutte armée d'ETA, le récit de Kirmen Uribe, lui, explore une genèse, tout ce processus culturel, politique, qui conduira à la confrontation armée entre Euskadi Ta Askatasuna (Pays basque et Liberté), symbolisé par le serpent et la hache, et le gouvernement central espagnol.
Dans L'Heure de nous réveiller ensemble, et évidemment sans tomber dans une lecture armurée de simples bons sentiments, nous sommes dans un temps de l'Idéal, nous sommes dans des cœurs purs que la vie n'a pas encore avilis, pour paraphraser Henri de Régnier. La rudesse de l'existence, conséquence de choix nets, radicaux, s'invite à chaque instant dans le livre de Kirmen Uribe. Comme le recommande l'Évangile de Mathieu, quand les héros de Uribe parlent, ils disent oui ou non, sachant que tout le reste appartient au démon. Le récit, et sa façon – comme on parlerait d'un bel édifice en construction – respecte les personnes de cette saga familiale, en même temps qu'elle est celle de tout un peuple. Le récit sait se mettre à la hauteur des vies, des sacrifices, des mérites intimes. Il se base sur des faits et des histoires d'hommes et de femmes réels et dans le fond, c'est ce qui donne encore plus de force. On ne citera jamais assez cette conviction de Melville selon laquelle "Truth is stranger than Fiction". Comprenons : rien n'est jamais plus étonnant, singulier, stupéfiant, énigmatique, insolite – en un mot, inouï – que la vérité, prise dans le sens du réel, en comparaison de la fiction, laquelle n'ajoute que de l'artifice à celui de l'écriture. Avec quelques mots simples et forts dont il a le secret, Kirmen Uribe exprime cette idée de la façon suivante : "Tout ce qui sépare le roman de la vie, je le résumerais en une seule phrase : le roman est circonscrit à ses propres limites, la vie, elle, est un débordement permanent".
Dans ce livre toujours sensible, mais dans lequel la sensibilité ne fait jamais bon ménage avec le superflu, le miaulement de l'âme, l'anecdote adipeuse, Kirmen Uribe dit aussi toujours d'où il parle. C'est une aubaine dans ces temps de sfumato psychologisant, de problèmes existentiels qui, bien sûr, n'en sont pas, surtout quand ils prétendent faire livre, roman, succès littéraire. Faire pleurnicherie. Faire ventre mou. Dans ce livre taillé comme un linteau d'etxe multiséculaire, l'Amour, l'Honneur, la Fidélité aux idées ne se racontent pas autrement que par les actes, le silence, la mâchoire fermée. Nous nous souvenons bien sûr du grand texte de Bernardo Atxaga, Obabakoak, et plus particulièrement des dernières pages intitulées En guise d'autobiographie. Dans ces ultimes lignes, Atxaga se souvient de ses jeunes années de lecteur dépourvu de traductions en basque du patrimoine littéraire mondial, tellement important pour construire sa personnalité de futur écrivain. Il dit : "Je ne dirais jamais que nous, les écrivains basques, nous manquions de tradition ; je dirais que ce qui nous manquait, c'étaient les antécédents, que nous manquions de livres où apprendre à écrire dans notre langue. Le Petit Poucet n'était pas passé par nos contrées ; impossible de partir en quête des miettes de pains qui auraient dû nous ramener à la maison".
Aujourd'hui, un temps a passé, les écrivains du Pays basque (Euskal Herria) construisent peu à peu les antécédents nécessaires. Atxaga l'affirme : désormais "le monde est partout, et Euskal Herria n'est plus seulement Euskal Herria, mais – comme eût dit Celso Emilio Ferreiro – l'endroit où le monde prend ce nom-là". Kirmen Uribe est de cette aventure. L'Heure de nous réveiller ensemble est de cet endroit où le monde prend toute une consistance.
L'Heure de nous réveiller ensemble, de Kirmen Uribe
Le Castor astral
Traduit du basque par Miren Edurne Alegria Aierdi
298 pages
22 euros
Journaliste de 1991 à 2008 (France Culture, Le Monde, Sud Ouest), Serge Airoldi dirige depuis 2008 les Rencontres à Lire de Dax. Auteur de nombreux livres, dont Rose Hanoï (Arléa, 2017) et Si maintenant j’oublie mon île (L’Antilope, 2021), il collabore à des revues. Depuis 2017, il dirige la collection Pour dire une photographie aux éditions Les Petites Allées.