"Lo polit Mai", l’Occitanie en mots et en musique
Dans le cadre de la 19e édition du festival Ritournelles, Claude Chambard, Emmanuelle Pagano et Matèu Baudoin ont proposé ensemble une lecture-concert entrecroisant la musique traditionnelle et les sons d’aujourd’hui. Compagnonnage inscrit dans le contrat de filière "Livre en Nouvelle-Aquitaine", Lo polit Mai questionne la langue, les dialectes et les légendes occitanes.
Dans la salle de l’Accordeur, à Saint-Denis-de-Pile, on est assis dans le noir. Émergent en premier le violon et le chant de Matèu Baudoin qui nous agrippent immédiatement. Surgit alors un univers organique, onirique, qui vient de la nuit des temps... S’y superposent des sons enregistrés sur un marché - celui de Nontron en Dordogne - et l’imaginaire part au galop à travers la forêt et la lande, alors que la lecture d’Emmanuelle Pagano commence… La maison de vacances de son enfance, son apprentissage de la langue, son grand-père d’abord. Non, ce n’est pas Grandpère, le "taiseux à fière moustache blanche" de Claude Chambard. C’est un clin d’œil, le premier… Ce dernier, debout devant son lutrin, se lance en suivant, d’une voix vibrante et haute : "C’est par la route qu’il faut arriver ici. Ici, n’est pas sans importance. On arrive […] par une route sinueuse qui traverse villages lieux-dits & forêts, sur une butte". Nous sommes immergés. Prêts à les suivre sur cet immense territoire qui va de l’estuaire de la Gironde à la Méditerranée, en passant par le val d’Aran d’Espagne et les Alpes piémontaises…
Le festival de littérature Ritournelles - à un an d’un bel anniversaire –, n’est pas occitan certes mais, depuis sa création, défriche les écritures contemporaines en programmant chaque automne de multiples voix d’auteurs mêlées à celles de créateurs. Au cœur, se trouve la langue, les langues plus exactement et les possibilités de les croiser, voire de les faire se télescoper parfois. Suivant pour cette 19e édition ce fil d’Ariane, Marie-Laure Picot, sa directrice, souhaitait depuis deux ans déjà travailler sur une création littéraire pour la scène, qui visiterait l’Occitanie en tentant une approche contemporaine pour en valoriser les langues et traditions musicales. Explorer la langue occitane est encore aujourd’hui… délicat ; alors si le Minotaure se réveille, on se rappelle ce que Bernard Manciet, le poète et écrivain occitan disait à ce propos : "Je barre droit. S'il y a des tempêtes on verra bien. Il faut aller son chemin, qu'eux fassent le ménage après".
"Marie-Laure Picot sait d’avance que leurs différences fera leur force et qu’ils ont en commun une sensibilité aux histoires locales et un goût pour les patronymes et la toponymie occitane."
Marie-Laure Picot lance le projet et demande en 2017 à bénéficier du dispositif de compagnonnage, inscrit dans le contrat de filière "Livre de Nouvelle-Aquitaine". Ce projet a ainsi reçu le soutien de la Direction régionale des Affaires culturelles de Nouvelle-Aquitaine, de la Région Nouvelle-Aquitaine et du Centre National du Livre. L’idée du compagnonnage est basée sur l’association d’un ou de plusieurs auteurs du territoire avec une structure d’accueil afin de développer et valoriser les projets littéraires en proximité et dans des conditions idéales de travail et de création. Un programme d’actions culturelles doit également être développé avec les auteurs, pour favoriser une relation de proximité entre les professionnels du livre et les publics.
C’est donc ainsi que tout commence et que naît Lo polit mai / le joli mai. Le choix du musicien occitan, Matèu Baudoin, et de deux auteurs, Emmanuelle Pagano pour l’ancrage de ces récits généralement en milieu rural et Claude Chambard pour sa poésie, son rythme et ses recherches sur la langue, s’impose très vite. Marie-Laure Picot connaît leurs productions depuis longtemps, elle sait d’avance que leurs différences fera leur force et qu’ils ont en commun une sensibilité aux histoires locales et un goût pour les patronymes et la toponymie occitane.
Emmanuelle Pagano est née dans l’Aveyron. Elle a publié une douzaine de romans et de nouvelles, la plupart chez P.O.L. Lauréate de nombreux prix, dont le prestigieux Prix Wepler (2008) et le Prix européen de la littérature (2009), elle est aujourd’hui traduite dans plusieurs pays. Pour La Trilogie des rives2, ses derniers romans, elle a pris l’habitude d’interroger les habitants des lieux et de consulter les archives, précisant : "J'ai toujours intégré dans mes textes des vocables ou des expressions issus de cette langue ou de patois dérivés : c'était la langue de mes grands-parents".
Ce qu’aurait pu également (presque) dire Claude Chambard… Né à Dakar, ayant grandi en Bourgogne et habitant à Bordeaux depuis longtemps, il était lui aussi prédisposé à croiser le fer et le velours avec les langues. Poète, écrivain, traducteur, éditeur dans les années 80 de À Passage, directeur de collection aux éditions In8, passeur du travail de Claude Rouquet aux éditions de L'Escampette, critique et chroniqueur pour de nombreuses revues, il a publié plus d’une trentaine d’ouvrages. Depuis 20 ans, il se produit en lectures-performances avec des musiciens. Son lien avec la langue occitane, il le raconte souvent : "J’ai entendu dans mon enfance les riches patois bourguignons puis, à mon arrivée ici, des éléments de l’Occitan qui s’en approchaient. J’ai ensuite travaillé sur plusieurs projets de mise en avant de cette langue par la fréquentation des écrivains qui l’utilisent – Bernard Manciet, Bernard Lesfargues, Aurélia Lassaque, Sergi Javaloyès, etc.".
Matèu Baudoin est, lui, issu d’une famille de musiciens traditionnels occitanistes et gascons. Il est membre du groupe ARTúS, créé en 2014, à la suite de la formation Familha Artús, qui décline une musique radicale autour du patrimoine culturel immatériel gascon. Il maîtrise le chant, le violon, le tambourin à cordes, les flûtes, les percussions, en expérimentant la recherche sonore et l’improvisation.
Le cadre et le contexte sont posés. Restent toutefois plusieurs questions. Comment fait-on, quand on ne se connaît pas ou peu, pour s’asseoir autour d’une table et écrire à trois un spectacle ? Comment faire fonctionner ensemble trois univers si différents ? Et comment, écrivains certes, peut-on écrire sur la langue occitane quand on ne la parle pas ? Il fallait donc passer du temps ensemble, discuter, se balader, cuisiner aussi. Pour ça, deux temps de résidence étaient prévus. La première résidence, comme un temps d’imprégnation, s’est déroulée du 30 avril au 5 mai, à Nontron, où le trio est invité pendant le festival occitan Paratge, coordonné par l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord.
Leur rencontre, c’est Claude Chambard qui la raconte, à sa manière, pendant le spectacle : "C’est une claire journée de mai. Le lys de mai, le muguet, pousse à mi ombre, le bouquet est sur la table. Et comme on trouve aisément des asperges sauvages, on fait une pascada épaisse. Le musicien bat les œufs, poignet souple & geste maîtrisé. Duo parfait pour fourchette & œufs du jour." Et c’est au cours de l’un de ces repas, composés en commun, que naît le titre de la création : Lo polit Mai (on prononce "Maï"). On fête alors le cinquantenaire de mai 68 et c’est aussi une chanson galante du 19e siècle, que tous les Occitans sifflent encore, comme Matèu Baudoin le fait ce jour-là. Des histoires, chacun s’en raconte et chacun s’en empare. Alors à la fin de la semaine, chacun a sa trame. Matèu, lui, travaille tous les jours sur des thèmes à exploiter… Emmanuelle a prévu un récit. Claude, qui a glâné quelques légendes locales dans le bar du village notamment, part "sur une trame qu’il veut plus déconstruite, pour être sur du vivant". Il cherche, entre autres, des points d’accroche dans les vocables échangés avec Matèu, à confronter dans son texte.
"Cinq filages par jour pour trouver le bon rythme de lecture, les bonnes postures..."
Pour la deuxième résidence, du 1er au 5 octobre, à l’Accordeur à Saint-Denis-de-Pile, les textes sont écrits. Il leur faut maintenant les articuler ensemble, avec la partie musicale. Cinq filages par jour pour trouver le bon rythme de lecture, les bonnes postures, caler les silences, les reprises, les surprises aussi, les superpositions des chants et de la musique.
Ils étaient prêts ce vendredi 16 novembre… Et ils ont commencé. Matèu d’abord. Assis dans le noir, arrimés au banc, on a vécu une épopée multiculturelle qui puise ses racines dans "les" langues de la géographie occitane. Il en ressort une esthétique intense, presque incantatoire, déconcertante aussi par ses explorations textuelles et vocales qui se contaminent les unes, les autres. Et l’ensemble, tel un seul chœur, nous a emporté avec une force d’évocation sidérante. On a galopé le long de grands espaces, on a traversé des villages, des rivières, des forêts, des foutain. On a traversé des ronces, suivi une procession, on a même vu une madone, des Anglais...
Claude Chambard a écrit sur son blog "Un nécessaire malentendu" à propos de la parution d’Ampelos de Bernard Manciet (éd. L’Escampette), en version bilingue traduite par Guy Latry, que "le chant, la célébration, la langue, n’ont pas de particularismes locaux, ils sont de toujours et maintenant, d’ici et d’ailleurs, dans toutes les langues, la grandeur de la poésie est à ce prix. Manciet l’avait bien compris". Alors, à n’en pas douter, ce dernier aurait ajouté malicieusement : "La plupart de mes amis occitans sont comparatistes. […] Il faut confronter cette culture à d'autres […] On n’enferme pas un renard dans une cage". La prochaine performance de Lo polit Mai est prévue en mai prochain à Nontron, dans le cadre du festival Paratge 2019, en espérant – pour les (re)découvrir – une date à Bordeaux.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)