Ces guerres qui jamais ne finissent
Ce qui est "fleuve" dans l’affaire romanesque de Fern, ce sont les courants contraires, brutaux et cataractants qui emportent la vie du cordonnier et dans ses Suites, puisque tel est le titre de ce livre paru aux éditions landaises Louise Bottu, sa descendance.
"Que feront nos pères si, un jour, nous nous levons et nous nous présentons devant eux pour réclamer des comptes ? Qu'attendent-ils de nous lorsque viendra l'époque où la guerre sera finie ? Pendant de années nous n'avons été occupés qu'à tuer : ç'a été là notre première profession dans l'existence. Notre science de la vie se réduit à la mort. Qu'arrivera-t-il donc après cela ? Et que deviendrons nous ?"
Erich Maria Remarque, À l’ouest rien de nouveau
Tout n’est que guerre – et même l’amour, et même la vie. Nous le savons. Nous le regrettons. Mais nous l’aimons cette tragédie autant qu’elle nous terrifie, - nous avons le goût et le remords du sang, c’est ainsi, et même si nous avons le dégoût de la catabase, nous avons le poids de la plaie en nous, des tonnes de larmes d’airain pour dire le souvenir d’une mémoire martyrisée - et nous l’écrivons. La nécessité de ce récit nous donne injonction. Tout n’est que ça depuis le poème du Grand Combat qu’est l’Iliade jusqu’à la littérature de notre temps – écoutons donc les leçons d’Antoine Compagnon au Collège de France sur ce sujet même -, jusqu’à nos Bienveillantes, en passant par Fabrice-à-Waterloo, Beppe Fenoglio, Ernst Jünger, Mario Rigoni Stern, W.G.Sebald et De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, Genevoix et Ceux de 14, Barbusse et Le Feu, Dorgelès, Rolland, Céline, Jean Guerreschi et sa monumentale Montée en première ligne, Malaparte et Kaputt (Malaparte et tous les correspondants de guerre avec lui, Hemingway, Kessel, London… et nous en oublions forcément), Tolstoï et Guerre et paix, Rilke et le sublime et bouleversant texte qui porte titre : La mélodie de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke. Un singulier poème en prose qui s’achève par un "riant jeu d’eaux" et la mort du cornette Christoph Rilke, sous la lame de seize sabres courbes "qui jaillissent sur lui".
Tout n’est que guerre donc et chaque écrivain que le désastre sollicite y puise son matériau possible, réel, fantasmagorique. L’Histoire n’existe que parce que nous le voulons bien. Ce qui existe, c’est bien davantage cet entrelacs de commencements et de recommencements mis à bout pour faire vie et mort, nouveau et renouveau, naissance et renaissance, et dont C.F.Ramuz fait une belle théorie dans Une main.
Ce qui est plus pertinent - et même diagnostic, même verdict pour la guerre -, c’est la cause et la conséquence. Un archiduc est assassiné à Sarajevo et quatre ans plus tard des millions de morts hérissent les champs d’Europe. Au Pays basque, un cordonnier vit heureux. Il chante du soir au matin. La Première guerre mondiale se déclare et le happe. Il part au combat, revient au pays, devient fou et se suicide. Trois lignes ne suffisent ni pour dire le drame d’une vie sacrifiée et encore moins pour faire la recension de ce "roman fleuve" … d’à peine 160 pages, que signe Bruno Fern aux éditions Louise Bottu. C’est une maison landaise très inspirée pour nourrir son catalogue aussi térébrant que qualitatif et qui doit son nom à un personnage de Monsieur Songe de Robert Pinget (Éditions de Minuit, 1982). Monsieur Songe est un vieil original qui habite la province. Il ne lui arrive jamais rien d'exceptionnel mais son tempérament bilieux lui fait tout considérer comme un événement grave.
Ce qui est "fleuve" dans l’affaire romanesque de Fern, ce sont les courants contraires, brutaux et cataractants qui emportent la vie du cordonnier et dans ses suites, puisque tel est le titre de ce livre, sa descendance : sa fille, laquelle devenue grand-mère a porté la voix et l’histoire et la tragédie de son père jusqu’aux oreilles de l’arrière-petit-fils, Bruno Fern, que toute cette atroce matière a hanté. Jusqu’à ce livre.
Tout n’est que guerre donc et chaque écrivain que le désastre sollicite y puise son matériau possible, réel, fantasmagorique. L’Histoire n’existe que parce que nous le voulons bien. Ce qui existe, c’est bien davantage cet entrelacs de commencements et de recommencements mis à bout pour faire vie et mort, nouveau et renouveau, naissance et renaissance, et dont C.F.Ramuz fait une belle théorie dans Une main.
Ce qui est plus pertinent - et même diagnostic, même verdict pour la guerre -, c’est la cause et la conséquence. Un archiduc est assassiné à Sarajevo et quatre ans plus tard des millions de morts hérissent les champs d’Europe. Au Pays basque, un cordonnier vit heureux. Il chante du soir au matin. La Première guerre mondiale se déclare et le happe. Il part au combat, revient au pays, devient fou et se suicide. Trois lignes ne suffisent ni pour dire le drame d’une vie sacrifiée et encore moins pour faire la recension de ce "roman fleuve" … d’à peine 160 pages, que signe Bruno Fern aux éditions Louise Bottu. C’est une maison landaise très inspirée pour nourrir son catalogue aussi térébrant que qualitatif et qui doit son nom à un personnage de Monsieur Songe de Robert Pinget (Éditions de Minuit, 1982). Monsieur Songe est un vieil original qui habite la province. Il ne lui arrive jamais rien d'exceptionnel mais son tempérament bilieux lui fait tout considérer comme un événement grave.
Ce qui est "fleuve" dans l’affaire romanesque de Fern, ce sont les courants contraires, brutaux et cataractants qui emportent la vie du cordonnier et dans ses suites, puisque tel est le titre de ce livre, sa descendance : sa fille, laquelle devenue grand-mère a porté la voix et l’histoire et la tragédie de son père jusqu’aux oreilles de l’arrière-petit-fils, Bruno Fern, que toute cette atroce matière a hanté. Jusqu’à ce livre.
"On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels."
Guerre. Tout n’est que guerre et rien n’indique jamais comment la ronde infernale s’arrête un jour. D’ailleurs s’arrête-t-elle une fois ? Le titre semble dire que non. Suites. Suites, comme séquelles, comme conséquences, contrecoups, répercussions, comme "donner suite". Tout le corollaire pour la famille qui doit désormais faire avec. Suites pour le pays. Suites pour le monde entier. Suites de malentendus comme cette citation d’Anatole France l’entend très clairement. Elle est extraite d’un article publié dans L’Humanité en 1922. Bruno Fern la reprend page 72 : "On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels." On meurt aussi pour des aberrations, des inepties, des illusions nationalistes. On meurt d’avoir cru. Joyce le clame : "D’abord nous croyons, puis nous croulons". Voilà la triste synthèse absolue. La croyance, et si croyance il n’y eut pas, la conformité à la croyance, à la horde. Et un jour, l’écroulement.
Tout n’est que guerre et "abusion" comme le savait déjà Villon et aussi médiocrité comme ajoutait François de Sales dans sa célèbre formule : "Partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie". Et tout ce sinistre micmac ajouté à la mitraille, à la "merde, bouillasse et poumons cramouillés", qu’énumère Bruno Fern, ça vous tue un homme sur le champ ou à retardement. Comme l’arrière-grand-père basque qui aimait tellement chanter les anges. Et qui soudain n’a plus d’autre voie (voix) que le suicide.
Suites commence en effet avec cette célèbre chanson de Basse-Navarre Adios, izar ederra qui figure en incipit. Bruno Fern ne donne pas la traduction. La voici :
Tout n’est que guerre et "abusion" comme le savait déjà Villon et aussi médiocrité comme ajoutait François de Sales dans sa célèbre formule : "Partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie". Et tout ce sinistre micmac ajouté à la mitraille, à la "merde, bouillasse et poumons cramouillés", qu’énumère Bruno Fern, ça vous tue un homme sur le champ ou à retardement. Comme l’arrière-grand-père basque qui aimait tellement chanter les anges. Et qui soudain n’a plus d’autre voie (voix) que le suicide.
Suites commence en effet avec cette célèbre chanson de Basse-Navarre Adios, izar ederra qui figure en incipit. Bruno Fern ne donne pas la traduction. La voici :
Adios, izar ederra, adios izarra !
Zu zare Aingerua munduan bakharra !
Aingueruekin (bis) zaitut komparatzen,
Zenbat maite ziatudan ez duzu pentsatzen !
Adieu belle étoile, adieu étoile !
Vous êtes le seul Ange qui existe dans ce monde !
Avec les Anges (bis) je vous compare,
Combien je vous aime, vous ne le pensez pas !
Deux citations en exergue précèdent cette ouverture basque. Une de Cervantès dont on sait qu’il perdit l’usage de la main à la célèbre bataille de Lépante. Cette même main dont Cendrars fut privée le 28 septembre 1915 alors qu’il combattait comme engagé volontaire étranger dans l’armée française. Étonnantes, ces mains, qui font de leur propriétaire des auteurs maintenant tout au travail de l’écriture et de la recomposition.
La deuxième citation est de Walter Benjamin : cette fameuse lettre écrite à Pierre Missac le 25 septembre 1940 à Port-Bou. Benjamin écrit : "Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever." Étonnant, ce destin, dans les Pyrénées-Orientales où personne ne le connaît comparé à celui du cordonnier basque, dans ses Pyrénées Atlantiques où tout le monde le connaît. Et où il va se supprimer pourtant. Comme Benjamin, à l’autre extrémité de la chaîne de montagnes.
"L’écho se fait encore sentir au moment, un siècle plus tard, où nous avons commémoré ce cataclysme."
Mille occurrences, mille événements, mille détails, mille rythmiques dans ce livre de Bruno Fern : des chansons populaires, des berceuses, des QCM, des fantasmes érotico-pornographiques, des listes, des définitions, des bribes, des suites et des suites, des morceaux d’almanach, des bribes qui semblent compléter d’autres bribes et des trous de mémoire, des absences, des choses vues, des choses non sues, qu’il faut essayer de reconstituer. Tout cela et bien plus encore dont l’amas -promesse du roman fleuve - fait un début d’épaisseur, de densité, de vie retrouvée. Une vie percutée de plein fouet par l’Histoire comme le furent des millions d’autres. Et comme l’écho se fait encore sentir au moment, un siècle plus tard, où nous avons commémoré ce cataclysme.
Et aussi, ce qui est écrit au verso d’une médaille : "La Grande Guerre pour la Civilisation". Comme une dernière insulte finalement pour ce Basque "plus tellement bondissant qui rapplique au bercail, ni rasé ni rusé", une fois le carnage achevé, une fois sa vie brisée et qui ne s‘est pas "distingué par ses qualités de vaillance dans les contre-attaques (…), n’a pas été électrisé par l’ardeur martiale de ses supérieurs sous un feu venant de toutes parts, n’a manifesté ni un entrain superbe ni un sens remarquable du sacrifice à l’heure de l’effort suprême (…)". Une aussi Grande Guerre pour une telle Civilisation. Un homme pas électrisé. Un homme simplement homme dans le chaos.
À ce récit, auquel les lecteurs avisés trouveront des qualités hautes, très aiguisées et un sens extrêmement poétique de la prise en compte d’un réel, se mêlent, on croit le deviner, des ombres qui peuvent être celles d’un ingénieux hidalgo de la Mancha et d’un Walter Benjamin en route vers leur destin respectif. Retour au pays, pour le premier, s’apaisant, mais vaincu, avec le souhait de Cervantès, qui s’apparente peut-être à celui de Fern pour son arrière-grand-père : "Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d’esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur."
Descente aux enfers, pour le deuxième, vaincu parmi les vaincus, mourant à une frontière, au mitan du siècle dernier, pendant une guerre – une autre guerre mondiale, encore une guerre. Une tourmente où il s’est perdu avec l’ange dont il fait une fois état dans son essai Sur le concept d’histoire. Pour Benjamin, si peu enclin à l’optimisme du Progrès, c’est plutôt comme catastrophe qu’il faut envisager l’Histoire.
Benjamin possédait un tableau de Klee, Angelus Novus. De cette œuvre, et dans son essai, il écrit :
"Il [l'ange de l'histoire] a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer."
Suites, roman fleuve, de Bruno Fern
Éditions Louise Bottu
mai 2018
162 pages
14 euros
ISBN : 979-10-92723-23-6
Et aussi, ce qui est écrit au verso d’une médaille : "La Grande Guerre pour la Civilisation". Comme une dernière insulte finalement pour ce Basque "plus tellement bondissant qui rapplique au bercail, ni rasé ni rusé", une fois le carnage achevé, une fois sa vie brisée et qui ne s‘est pas "distingué par ses qualités de vaillance dans les contre-attaques (…), n’a pas été électrisé par l’ardeur martiale de ses supérieurs sous un feu venant de toutes parts, n’a manifesté ni un entrain superbe ni un sens remarquable du sacrifice à l’heure de l’effort suprême (…)". Une aussi Grande Guerre pour une telle Civilisation. Un homme pas électrisé. Un homme simplement homme dans le chaos.
À ce récit, auquel les lecteurs avisés trouveront des qualités hautes, très aiguisées et un sens extrêmement poétique de la prise en compte d’un réel, se mêlent, on croit le deviner, des ombres qui peuvent être celles d’un ingénieux hidalgo de la Mancha et d’un Walter Benjamin en route vers leur destin respectif. Retour au pays, pour le premier, s’apaisant, mais vaincu, avec le souhait de Cervantès, qui s’apparente peut-être à celui de Fern pour son arrière-grand-père : "Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d’esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur."
Descente aux enfers, pour le deuxième, vaincu parmi les vaincus, mourant à une frontière, au mitan du siècle dernier, pendant une guerre – une autre guerre mondiale, encore une guerre. Une tourmente où il s’est perdu avec l’ange dont il fait une fois état dans son essai Sur le concept d’histoire. Pour Benjamin, si peu enclin à l’optimisme du Progrès, c’est plutôt comme catastrophe qu’il faut envisager l’Histoire.
Benjamin possédait un tableau de Klee, Angelus Novus. De cette œuvre, et dans son essai, il écrit :
"Il [l'ange de l'histoire] a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer."
Suites, roman fleuve, de Bruno Fern
Éditions Louise Bottu
mai 2018
162 pages
14 euros
ISBN : 979-10-92723-23-6
Journaliste de 1991 à 2008 (France Culture, Le Monde, Sud Ouest), Serge Airoldi dirige depuis 2008 les Rencontres à Lire de Dax. Auteur de nombreux livres, dont Rose Hanoï (Arléa, 2017) et Si maintenant j’oublie mon île (L’Antilope, 2021), il collabore à des revues. Depuis 2017, il dirige la collection Pour dire une photographie aux éditions Les Petites Allées.