"Qui veult faire grant struction"
Le dessinateur dacquois Frédéric Dupré signe aux éditions du Pli un livre de dessins singuliers qui révèle un univers absolument inventif et qu'accompagnent des textes des philosophes Jean-Luc Nancy et Tristan Garcia.
Au départ, il y a eu un blog, Le Griffonneur. Il était tenu par Frédéric Dupré, un artiste qui vit à Dax, dans une simplicité de vie confondante eu égard à tout ce qui anime misérablement l'abondance mercantile, futile, inutile de notre temps.
Dans ce blog, un jour, Frédéric Dupré a commencé à publier des dessins qu'il trace inlassablement, depuis des années, dans son appartement-havre dacquois. Ces dessins sont légions, milliers. Ils habitent le lieu au moins autant que Frédéric qui dessine et qui lit énormément. Ses intérêts le portent vers la philosophie, l'esthétique, la littérature essentielle, la poésie. Je crois qu'il lit comme on lisait au XVIIe siècle, au rythme du charroi, de la bougie, du feu aimable, de la réflexion lente, dense, profonde et peut-être, finalement, avec ce goût tout janséniste de l'art, de la vie, de la morale d'un Monsieur de Sainte-Colombe.
Dans le fond, c'est lui qui le confie, ses dessins sont comme des notes prises dans la marge des ouvrages qui l'accompagnent depuis des années et qui le protègent du monde à la façon dont Erri de Luca – évoquant l'appartement napolitain de ses premières années - l'a toujours dit des livres qui ont fait sa carapace d'enfant et d'homme.
Dans ce blog, aux côtés des dessins sont venus des textes. Et pas n'importe lesquels. Très tôt, ils étaient signés par Jean-Luc Nancy et Tristan Garcia. Jean-Luc Nancy est l'immense philosophe que l'on sait, professeur à Strasbourg, et pour dire les choses très simplement, penseur, notamment, d'un monde fragmenté, convaincu comme Wittgenstein que "le sens est hors du monde" et, comme Pascal, que "l'homme passe infiniment l'homme". Tristan Garcia, lui aussi, est philosophe. Cet ancien normalien enseigne à l'université de Lyon. Sa vie autre est celle d'un écrivain auteur de nombreux romans chez Gallimard, dont 7, récompensé par le prix du Livre Inter et dont le dernier, Âmes, est le premier d'une série qui ambitionne d'établir une histoire de la souffrance.
Dans ce blog, un jour, Frédéric Dupré a commencé à publier des dessins qu'il trace inlassablement, depuis des années, dans son appartement-havre dacquois. Ces dessins sont légions, milliers. Ils habitent le lieu au moins autant que Frédéric qui dessine et qui lit énormément. Ses intérêts le portent vers la philosophie, l'esthétique, la littérature essentielle, la poésie. Je crois qu'il lit comme on lisait au XVIIe siècle, au rythme du charroi, de la bougie, du feu aimable, de la réflexion lente, dense, profonde et peut-être, finalement, avec ce goût tout janséniste de l'art, de la vie, de la morale d'un Monsieur de Sainte-Colombe.
Dans le fond, c'est lui qui le confie, ses dessins sont comme des notes prises dans la marge des ouvrages qui l'accompagnent depuis des années et qui le protègent du monde à la façon dont Erri de Luca – évoquant l'appartement napolitain de ses premières années - l'a toujours dit des livres qui ont fait sa carapace d'enfant et d'homme.
Dans ce blog, aux côtés des dessins sont venus des textes. Et pas n'importe lesquels. Très tôt, ils étaient signés par Jean-Luc Nancy et Tristan Garcia. Jean-Luc Nancy est l'immense philosophe que l'on sait, professeur à Strasbourg, et pour dire les choses très simplement, penseur, notamment, d'un monde fragmenté, convaincu comme Wittgenstein que "le sens est hors du monde" et, comme Pascal, que "l'homme passe infiniment l'homme". Tristan Garcia, lui aussi, est philosophe. Cet ancien normalien enseigne à l'université de Lyon. Sa vie autre est celle d'un écrivain auteur de nombreux romans chez Gallimard, dont 7, récompensé par le prix du Livre Inter et dont le dernier, Âmes, est le premier d'une série qui ambitionne d'établir une histoire de la souffrance.
"Cela donne un livre opportun, d'une intelligence féroce, et d'un rapport profond au monde, comme disait Heidegger."
Du blog, les textes sont passés au livre. Les éditions Le Pli ont sélectionné une grande quantité de dessins, classés par thèmes. Jean-Luc Nancy a donné une forte préface et Tristan Garcia a multiplié les petits bonheurs de lecture en égrenant des micro-essais pour accompagner les dessins de Frédéric Dupré. Cela donne un livre inclassable – et d'ailleurs peu importe les classements. Cela donne un livre opportun, d'une intelligence féroce, et d'un rapport profond au monde, comme disait Heidegger, qui confond toutes les légèretés approximatives capables de tout ruiner par simple désinvolture.
Dans sa préface, Nancy souligne à quel point Dupré sait dessiner "le bref moment du retournement". C'est cet instant où le pont – ce pont que Kafka laisse se raconter - "aperçoit de manière distincte et confuse – distinctement confuse – sa propre arcature et tout son dessin : le plan, le projet, l'étude et le calcul qui ont permis la tenue de l'arche – l'enjambement de l'abîme". En cela, Nancy commente ce qu'il nomme les structions de Dupré, lequel a beaucoup dessiné d'architectures intérieures/extérieures – des archi-textures, archi-textualité – singulières, imaginaires, filles de certaines élucubrations de Piranèse et de tout ce que l'art a toujours voulu pour servir une utopie urbaine.
Mais dans les dessins de Frédéric Dupré, rien de cette utopie dans les structions. Seulement une "inquiétante présence du présent", note Nancy. Dans ses dessins, tous donnés à la manière pauvre – crayons et papier modeste – l'artiste donne à voir, à penser ce qu'a vu, pensé l'architecte supposé. Le dessinateur se disjoint de cette affaire avec des séries d'écorchés – comme on dessinerait un lapin, un cheval, un animal en pareille situation. Il dessine, non pas dans une absence de l'ordre, ajoute encore Nancy, mais instruit par "une ordonnance sans principe ni fin".
Dans sa préface, Nancy souligne à quel point Dupré sait dessiner "le bref moment du retournement". C'est cet instant où le pont – ce pont que Kafka laisse se raconter - "aperçoit de manière distincte et confuse – distinctement confuse – sa propre arcature et tout son dessin : le plan, le projet, l'étude et le calcul qui ont permis la tenue de l'arche – l'enjambement de l'abîme". En cela, Nancy commente ce qu'il nomme les structions de Dupré, lequel a beaucoup dessiné d'architectures intérieures/extérieures – des archi-textures, archi-textualité – singulières, imaginaires, filles de certaines élucubrations de Piranèse et de tout ce que l'art a toujours voulu pour servir une utopie urbaine.
Mais dans les dessins de Frédéric Dupré, rien de cette utopie dans les structions. Seulement une "inquiétante présence du présent", note Nancy. Dans ses dessins, tous donnés à la manière pauvre – crayons et papier modeste – l'artiste donne à voir, à penser ce qu'a vu, pensé l'architecte supposé. Le dessinateur se disjoint de cette affaire avec des séries d'écorchés – comme on dessinerait un lapin, un cheval, un animal en pareille situation. Il dessine, non pas dans une absence de l'ordre, ajoute encore Nancy, mais instruit par "une ordonnance sans principe ni fin".
"Dans les dessins de Frédéric Dupré, il n'y a plus de maisons, mais des murs, des arches, des portes et des fenêtres."
De ces dessins, Tristan Garcia fait une lecture qui devient une "Histoire naturelle des formes construites" dans laquelle il s'interroge pour mieux faire voir d'où viennent les formes à l'œil qui croit un peu trop vite à leur éternité : "Dans les dessins de Frédéric Dupré, il n'y a plus de maisons, mais des murs, des arches, des portes et des fenêtre. On y devine parfois une grille et un damier, un plancher et un toit. Ici ou là, l'œil repère une colonne isolée. Et à la fin tout paraît faire pont. Pourquoi ?" Suivent alors un bouquet de grands-petits textes qui disent comme une ontologie du mur, de l'arche, de la fenêtre, de la grille & du damier, de l'escalier, du plancher & du toit, du pont, de la colonne. C'est un véritable régal pour l'esprit, tant philosophique que poétique.
Il y a les architectures. Et aussi toute la weltanschauung dupréienne. Ces Choses comme les baptise Garcia. Choses & autres, tout un chosier mirifique – comme si Ponge avait voulu décliner l'idée même du vistemboir - nimbé de titres parfois inouïs : Boîtes vides, Peut-être les os du monde sans la moelle, Un art pariétal adolescent, Tout est dans tout, Reste à en faire quelque chose, C'est un piège, Suivant les lignes, Point de couture, La viande du monde en morceaux, Ça n'a aucun rapport, Une vie de bric et de broc, Lanternes magiques, Au bout du rouleau, Qui vive, L'orgue de Barbarie, N'importe quoi, Un souvenir.
Voyez l'ampleur poétique du dessinateur ! Ouvrez son livre et découvrez aussi son plaisir permanent "qui veult faire grant struction", comme il est écrit dans la fameuse Nef des Fous de Sébastien Brant à la fin du XVème siècle, Das Narrenschiff, dont on doit une traduction à son contemporain Pierre Rivière.
Oui, ouvrez et voyez cela.
Papiers tombés, Labyrinthes & Métamorphoses
Frédéric Dupré (dessins), Jean-Luc Nancy (préface), Tristan Garcia (textes)
Éditions Le Pli
114 pages
50 euros
Il y a les architectures. Et aussi toute la weltanschauung dupréienne. Ces Choses comme les baptise Garcia. Choses & autres, tout un chosier mirifique – comme si Ponge avait voulu décliner l'idée même du vistemboir - nimbé de titres parfois inouïs : Boîtes vides, Peut-être les os du monde sans la moelle, Un art pariétal adolescent, Tout est dans tout, Reste à en faire quelque chose, C'est un piège, Suivant les lignes, Point de couture, La viande du monde en morceaux, Ça n'a aucun rapport, Une vie de bric et de broc, Lanternes magiques, Au bout du rouleau, Qui vive, L'orgue de Barbarie, N'importe quoi, Un souvenir.
Voyez l'ampleur poétique du dessinateur ! Ouvrez son livre et découvrez aussi son plaisir permanent "qui veult faire grant struction", comme il est écrit dans la fameuse Nef des Fous de Sébastien Brant à la fin du XVème siècle, Das Narrenschiff, dont on doit une traduction à son contemporain Pierre Rivière.
Oui, ouvrez et voyez cela.
Papiers tombés, Labyrinthes & Métamorphoses
Frédéric Dupré (dessins), Jean-Luc Nancy (préface), Tristan Garcia (textes)
Éditions Le Pli
114 pages
50 euros
Journaliste de 1991 à 2008 (France Culture, Le Monde, Sud Ouest), Serge Airoldi dirige depuis 2008 les Rencontres à Lire de Dax. Auteur de nombreux livres, dont Rose Hanoï (Arléa, 2017) et Si maintenant j’oublie mon île (L’Antilope, 2021), il collabore à des revues. Depuis 2017, il dirige la collection Pour dire une photographie aux éditions Les Petites Allées.