Oyana
Après Taqawan, largement salué par la critique et les lecteurs, Éric Plamondon confirme sa place majeure dans le paysage littéraire avec ce nouveau roman, Oyana, toujours aux éditions Quidam et en sélection pour la dixième édition de La Voix des lecteurs. Il poursuit une œuvre originale marquée par un style et une construction qui traduisent notre rapport moderne à la lecture.
On ne lit plus aujourd’hui comme au XIXe siècle, ni même comme il y a 50 ans. Par l’attention portée aux faits et aux contextes de ses romans, il illustre notre perception et notre appréhension de la réalité qui nous entoure. Factuelle, précise, dépourvue de vaines fioritures esthétiques, mais toujours efficace et puissante, son écriture s’attache à créer une fiction via un prisme réaliste et dans un environnement documenté.
Originaire du Québec, Plamondon vit depuis une vingtaine d’années dans le bordelais. Cette position "entre deux terres", ce regard distancié sur sa terre d’origine ou son pays d’accueil, permettent à l’écrivain une vision corrigée de la myopie propre à la trop grande proximité avec son sujet. Il peut ainsi se placer dans une perspective spatiale et temporelle qui contribue à la profondeur de champ de sa narration. Oyana est une traduction magnifique de cette approche littéraire.
Oyana est l’histoire d’une jeune femme, Oyana Etchebaster, "qui doit faire face à ses fantômes" et "affronter ses démons". Elle naît à Ciboure, Pays basque français, le 20 décembre 1973. Le même jour, à Madrid, Luis Carrero Blanco, Premier ministre de Franco, est tué dans l’explosion spectaculaire de sa voiture. Attentat organisé par l’ETA, l’organisation indépendantiste basque. Parmi les membres du commando, son père. Ignorant tout de cette filiation, elle se trouvera impliquée des années plus tard dans une opération de l’ETA qui tourne mal, l’obligeant à quitter la France pour un exil douloureux, marquée par la culpabilité. Alors qu’elle a "refait" sa vie au Québec, la dissolution de l’organisation indépendantiste va la ramener au Pays basque pour se confronter à son passé.
"Existe-t-il un mythe qui explique la faute commise par le premier des poissons pour que toute sa lignée soit privée de la faculté d’occulter le monde en fermant les yeux ?"
C’est par l’artifice pseudo-épistolaire que Plamondon nous fait partager la détresse d’Oyana et ses atermoiements. La rupture nécessaire à son retour est l’occasion d’une confession qui nous dévoile peu à peu les événements qui ont conduit à son exil. Cette confession, elle la fait à son compagnon auquel elle a caché toute son histoire.
"C’est drôle de réaliser que tout à coup au moment du départ, tant de choses auxquelles je croyais tenir m’apparaissent insignifiantes. Elles ne servaient qu’à consolider le château de cartes de ma vie."
La grande force du roman tient à une autre rupture, stylistique cette fois. Comme dans ses précédents romans, Éric Plamondon contextualise le récit fictionnel par des inserts documentaires, des informations, coupures de presse, statistiques ou citations in extenso des communiqués des parties prenantes. Sans rien perdre de la profondeur et de la qualité narrative, il dégage ainsi les mots de la gangue qui les entoure, il fait appel à notre vigilance de lecteur, nous sort de la fiction pour nous rappeler un réel édifiant et instructif. Plamondon ne prend pas parti, ne juge pas, il donne à penser et à réfléchir.
"La première victime de l’ETA, le 7 juin 1968, a été le chef de la police de San-Sébastien reconnu comme ancien collaborateur de la gestapo."
Le retour d’Oyana sur les traces de son passé est le prétexte aux questionnements et aux doutes. La violence omniprésente des années de lutte, la colère provoquée par les mensonges et l’injustice, tout cela valait-il la peine et l’exil ? La violence, "outil des faibles et de leur bêtise", ne conduit-elle qu’à ajouter "victimes et bourreaux". C’est un vieux pêcheur rencontré sur la plage qui donne un début de réponse : "La violence a fait tout échouer. Elle avait fourni au pouvoir l’excuse pour lutter contre le peuple et les partis autonomistes".
Il y a aussi l’inexorable temps qui passe et qui broie les souvenirs et les lieux. La confrontation avec le Bordeaux de 2018 est à ce titre un constat lucide des bouleversements urbains des vingt dernières années. Gentrification des villes, effacements des traces des histoires populaires, abandon de la mémoire.
"Les façades ont été ravalées, nettoyées /…/ Je trouve la ville jeune et je me sens vieille. Je prends la mesure de mon absence."
Par cette évocation de l’exil, Plamondon nous parle de notre place dans le monde, toujours entre deux mondes, et quand on a "nulle part où aller, sinon en soi…", alors en soi est la langue, "un patois qui a gagné la guerre", qui remonte des abîmes du temps, comme le suggère ce "Hitz Egin", "faire la parole", hommage rendu à la langue basque via le film d’Eugène Green.
On aura compris qu’Oyana est un roman d’une très grande richesse, tout en questionnement inquiet, dont certaines images nous hantent comme cette baleine ou cachalot qui s’échoue, entre mer et terre, et dont l’œil scrute Oyana enfant. Avec Oyana, Éric Plamondon atteint une maturité dans son œuvre d’écrivain, grâce à la cohérence forte et affirmée de ses romans dont on recommande la lecture (la trilogie 1984, Taqawan).