En Araucanie… ou presque
Afin de se documenter pour leur prochaine bande dessinée autour de l’histoire du Périgourdin Antoine de Tounens, Roi des Mapuche, le scénariste Christophe Dabitch et le dessinateur Nicolas Dumontheuil sont partis début mars au Chili à la rencontre des Mapuche et de leurs points de vue sur celui qui déclara être leur roi en 1862. Un voyage de repérage qui devait durer un mois.
Il n’est pas facile d’évoquer un voyage tronqué, coupé en deux pour cause de pandémie mondiale : 15 jours au lieu d’un mois. Il est même impossible de s’en plaindre tant cela paraît mineur dans le contexte actuel1. Ce voyage au Chili avec Nicolas Dumontheuil, sur les traces d’Antoine de Tounens - dit le "Roi des Mapuche", titre de notre prochaine bande dessinée en deux tomes à paraître aux éditions Futuropolis -, ou plutôt sur les traces de la mémoire du natif de Chourgnac (Dordogne) qui en 1858 s’embarqua sur le vapeur La Plata pour une improbable aventure de l’autre côté de l’Atlantique, avait de toute façon dès le départ quelque chose de décalé. Comment retrouver 150 ans après les traces d’un homme qui fut considéré comme dangereux et emprisonné au Chili en raison de son engagement auprès des Mapuche (Amérindiens chiliens et argentins à l’histoire passionnante et toujours actuelle) mais jugé tout à fait ridicule en France, sans doute un peu fou, moqué comme un provincial roi de pacotille d’une peuplade exotique et barbaresque ? Que peut-il rester d’une telle épopée individuelle - bizarrerie parmi d’autres dans la grande histoire des nations - un siècle et demi plus tard, sinon des archives de papier et des mémoires reconstruites par la transmission orale entre les générations ?2
Point de vue mapuche
Notre homme, clerc de notaire à Périgueux, tout à fait sérieux et cultivé, célibataire, fils de paysan ayant récupéré la particule de son nom par voie juridique, effectue ainsi quatre voyages en Amérique du Sud : 1858, 1869, 1874 et 1875 (Argentine, Chili, Uruguay). Le premier à l’âge de 35 ans et le dernier à 50. Cette histoire l’occupe pendant presque vingt ans, jusqu’à sa mort en Dordogne dans la maison familiale, le 17 septembre 18783. Il passe dix ans en Amérique du sud : 6 ans au Chili et selon les sources entre 1 et 2 ans chez les Mapuche. En novembre 1860, dans la région du Malleco, il décrète une monarchie constitutionnelle, le Royaume d’Araucanie et de Patagonie, l’indépendance des terres mapuches des deux côtés de la cordillère des Andes, au Chili et en Argentine, et le signifie officiellement au gouvernement chilien. Il se proclame roi avec l’accord des lonkos et caciques (chefs), un titre envisagé sans doute autrement par les Mapuche, par exemple Mapu-toki (chef militaire d’une Région en guerre) ou Grand juge toki (chef des chefs). Un royaume éphémère qu’il n’aura de cesse de vouloir retrouver jusqu’à la fin de sa vie et qui deviendra de plus en plus pour lui un paradis perdu. Je m’arrête là sur l’histoire extraordinaire d’Antoine de Tounens, on la trouve facilement sur Internet ou dans les livres, de même que les grandes caractéristiques de l’histoire et de la culture mapuche (en mapudungún, de Mapu, la terre, et Che, le peuple : le "peuple de la terre").
Pour revenir à l’objet de ce voyage au Chili, l’idée n’était pas tant de retrouver des traces que d’envisager cette histoire du point de vue mapuche, chilien également, afin de comprendre sa place dans le récit d’un peuple et, avec une limite évidente puisque nous ne sommes pas Mapuche, d’inverser le regard. D’un point de vue stéréotypé européen, on pourrait envisager l’histoire d’Antoine ainsi : un homme blanc aux belles idées traverse les océans, il entend libérer les Indiens opprimés, il leur propose afin de les sauver de devenir leur roi face aux armées et à l’État chiliens, son cœur pur et son esprit désintéressés sont les garanties d’une monarchie éclairée et respectueuse ; les Indiens, d’un naturel naïf, voient en Antoine une apparition miraculeuse qui est apparue en rêve à l’un d’eux, ils n’ont pas de culture politique et ont bien besoin d’un homme rompu à la réflexion, l’organisation et la stratégie : ils acceptent avec enthousiasme sa venue et lui délèguent tous leurs pouvoirs. Il y a bien sûr des versions sombres de ce genre d’histoires, Conrad ou Kipling (L’Homme qui voulait être roi) mais le narratif est à peu près celui-ci. Tenter de regarder cette aventure malgré tout coloniale avec une autre approche - mapuche - tout en nous imprégnant des paysages de l’aventure d’Antoine au centre du Chili (région de l’Araucanie), telle était notre volonté initiale. Avec également le désir enfantin de voir la "Grande nature", les hauts sommets de la cordillère, les longues routes et pistes de la Patagonie chilienne etc. Nous avons choisi de nous concentrer sur le deuxième voyage du roi, Nicolas est en train de dessiner le tome 1 (Paris, Argentine, flash-backs sur le premier séjour), le tome 2 se passe là, au Chili.
Héros et barbares
Dès le 6 mars, nous arpentons les rues de la grande ville de Santiago entourée par la cordillère, nous visitons des quartiers et des musées. Nous allons place d’Italie, rebaptisée Place de la dignité, dans les grandes manifestations qui ont lieu chaque jour depuis le mois d’octobre contre le régime de retraite, les inégalités sociales, le gouvernement du président Sebastián Piñera, les violences policières, la constitution héritée du temps de Pinochet, les inégalités de genre…4 Nous constatons que les prix sont proches de ceux de la France mais les salaires minimum et médian sont de trois à quatre fois inférieurs. Lorsque nous demanderons comment fait la population au quotidien : crédit massif, entraide familiale et économie informelle. Nous constatons également un soir que le gaz lacrymogène utilisé par les forces de l’ordre est très puissant. Dans les manifestations auxquelles nous assistons, l’énergie est incroyablement créative et le drapeau mapuche flotte, symbole d’une oppression historique, de spoliations de terres par le gouvernement, de grands propriétaires et de grands groupes forestiers, d’une demande de dignité et de reconnaissance. Nous prenons peu à peu conscience durant nos rencontres de l’histoire des Mapuche et de leur place ambivalente dans la société chilienne : à la fois héros de la lutte contre les Incas puis contre les colons espagnols qui ont reconnu l’indépendance de leurs terres au sud du fleuve Biobío, guerriers magnifiques dont la noblesse originelle coule dans le sang chilien, mais aussi barbares cruels, fainéants incapables et alcooliques dont il a fallu se débarrasser à l’époque des voyages d’Antoine de Tounens pour construire une nation civilisée : la "pacification" de l’Araucanie au Chili coordonnée avec la "campagne du désert" en Patagonie argentine, cette dernière étant plus délibérément exterminatrice5. À cette double imagerie persistante s’ajoute une amnésie officielle sur les massacres, horreurs et injustices subis par les Mapuche dans le cadre de cette "pacification". Un peuple qui par ailleurs est tenu en haute estime, au Chili et ailleurs, pour son rapport à la nature, son économie de subsistance anti-capitaliste et sa cosmovision. Quitte à folkloriser à l’extrême les Mapuche, ce qu’ils ont eux-mêmes parfaitement intériorisé en montrant tout au long de leur histoire une grande capacité à s’adapter aux forces en présence6. Nos rencontres à Santiago avec des historiens, des anthropologues, des linguistes, des sociologues, mapuches ou non, sont passionnantes. Elles éclairent l’histoire d’Antoine.
Le roi version mapuche
Ainsi le jeune historien mapuche Fernando Perrican, qui travaille sur le dernier lonko unificateur du 19ième siècle, Magnil, et son fils Kilapan, grand résistant qui fut "ministre de la Guerre" d’Antoine de Tounens, nous dit à quel point les Mapuche étaient curieux du monde à l’époque, en recherche de soutiens face à l’armée chilienne. Car Antoine arrive à une époque cruciale, celle de la réelle campagne d’occupation et de la "pacification" qui s’achèveront au début des années 1880. Il pouvait les aider à comprendre le monde et pourquoi pas, comme il leur avait promis, amener le soutien de la France, et des armes. Fernando n’a trouvé aucune trace d’Antoine dans les archives mapuches, son nom n’est pas cité. Il pense que personne ne se souvient de lui en Araucanie, sinon peut-être dans la région du Malleco, celle de Kilapan. Deux discours sur Tounens circulent au Chili. Il était soit un romantique libéral voulant libérer les indigènes soit un envoyé secret de la France dans le cadre d’une possible expansion coloniale vers une Araucanie alors décrite comme une future Californie. L’anthropologue André Ménard évoque le non sens du concept de roi pour les Mapuche qui vivaient par groupes territoriaux et familiaux au sens large, sans aucun centralisme ni unité si ce n’est ponctuellement en cas de guerre. Antoine n’était pas fou selon lui, il est bien le produit de son époque (colonies, protectorat, développement agricole, expansion du commerce international). André interroge le terme de cosmovision mapuche créé par une ethnologue, qui les figerait dans une contre-modernité rousseauiste et développe une thèse très intéressante sur le simulacre de la royauté dans ce cas précis, face à la société chilienne : nous avons un royaume comme vous mais c’est un simulacre, tout comme le vôtre.
Une conversation passionnante, tout comme celle avec Karen Wemul, comédienne et chanteuse mapuche, qui a fait deux heures de routes pour nous rencontrer car elle veut défendre l’image de son peuple et éclairer ceux qui viennent. Antoine est une anecdote dans les 3000 ans d’existence des Mapuche au Chili selon elle mais ils l’ont utilisé à un moment où ils cherchaient du soutien pour résister. Autrement dit, faisant preuve de sens politique et de stratégie globale, ils l’ont joué comme une carte possible sans pour autant croire au concept de roi. Karen nous parle de l’importance des rêves, de la symbolique des couleurs chez les Mapuche, du lien aux éléments de la nature considérés comme des entités vivantes et de la résistance spirituelle. La concernant, elle évoque son chemin de réappropriation culturelle, chanteuse lyrique passée par le conservatoire qui chante maintenant en mapudungún. Seulement 20% des Mapuche vivent en Araucanie, la grande majorité est née en ville, ne parle pas la langue et ne connaissent pas cette culture des origines. Elle nous dit que les violences subies par les Mapuche touchent aujourd’hui tout le monde à Santiago, son peuple est devenue le symbole de la résistance en démocratie. Et elle nous quitte en se moquant de son visage, sa tête ronde typiquement mapuche, sa "cara de kultrun"7. L’anthropologue argentine Isabel Hernandez, qui a écrit un roman autour d’Antoine de Tounens, défend l’importance du Français pour les Mapuche, en tant que symbole de leur lutte pour l’indépendance8. Elle soutient qu’il est encore très connu. Elle a mené de nombreuses études chez les Mapuche depuis plus de trente ans, en Argentine et au Chili. Antoine était selon elle un "joli fou" avec des rêves de grandeur mais une bonne personne, intelligente et empathique. "Ils l’ont utilisé comme lui les a utilisés, chacun a joué sa carte dans le jeu du pouvoir". Il se serait dit roi pour l’extérieur mais avec eux, il était un lonko car il respectait leur culture. Pour que nous comprenions bien l’histoire mapuche, elle finit avec cette phrase : "On leur a volé la terre, on leur a volé l’histoire et on leur a volé le temps : l’histoire du vol est dans l’ADN des Mapuche". La linguiste Belén Villena nous délivre quelques notions essentielles sur la langue, la façon de toujours faire des métaphores concrètes, la manière de saluer, l’importance des sensations et des éléments naturels dans le vocabulaire, la procédure de prise de décision et nous rappelle l’une des interjections les plus utilisées chez les Mapuche : Marichigueo ! : "Dix fois nous vaincrons !" Toutes ces personnes, comme d’autres contactées depuis la France, nous recommandent à d’autres, en Araucanie, le cœur de notre voyage.
De Santiago à Temuco
Nous récoltons de la documentation photographique et achetons des livres en espagnol, notamment celui du journaliste mapuche Pedro Cayuqueo que nous devons également rencontrer9. Quelque chose se dessine de l’histoire d’Antoine avec les Mapuche, je note des idées de scène et des bouts de dialogue. Un bus de nuit nous descend 1000 kilomètres au sud, à Puerto Montt, car nous voulons assouvir un désir de Carretera australe en voiture, descendre par la route 7 jusqu’à Chaitén, une pause touristique de quelques jours avant de remonter en Araucanie. Ce sera l’un des plus beaux temps du voyage. Le Covid-19 nous rattrape sur l’île de Chiloé le 15 mars. Le Chili annonce la fermeture de ses frontières internationales pour le 18, l’ambassade de France conseille à tous les voyageurs de remonter à Santiago en changeant leur billet d’avion, ce qui s’ajoute à l’inquiétude vis-à-vis de la situation en France. Tout s’accélère, le voyage bascule, nous sommes encore plus en décalage qu’avant. Nous remontons en bus à Temuco, la capitale d’Araucanie, pour sauver l’essentiel et faire au moins du repérage visuel en voiture car toutes les rencontres ne pourront se faire que plus tard, par téléphone ou Internet. Nous aurons malgré tout notre journée épiphanique le 17, sur une piste à l’est de Temuco, au pied de la cordillère, entre Lonquimay et Icalma, près du passage frontière avec l’Argentine emprunté par Antoine lors de son deuxième et dernier voyage au Chili (il ne pourra entrer dans ce pays lors de ses deux séjours suivants). Nous sommes sur ses traces, précisément, et nous roulons sur une piste le long des sources du Biobío, le fleuve frontière des Mapuche depuis le temps des Incas. Il coule au creux d’une prairie entourée de basses montagnes et de plateaux ressemblant à des Mesa de far-West. Des fermes en bois, des chevaux, quelques moutons et surtout des forêts d’araucarias10, ces arbres dont la présence extraordinaire a quelque chose du baobab. Chacun semble avoir une forme différente et nous nous arrêtons pour les observer, sous le soleil, le grand ciel et dans le vent frais. Cette vallée est l’une des dernières à avoir résisté aux armées chiliennes à la fin des années 1870, elle est toujours habitée par les Mapuche qui protègent leurs araucarias contre les compagnies forestières, très actives dans la région.
En Wallmapu
Nous nous asseyons au bord de la rivière, nous regardons une famille marcher sur la longue piste : c’est exactement l’endroit où nous aimerions passer plusieurs jours. Nous sommes dans le Ngulu Mapu, la terre de l’Ouest, au Chili, qui avec le Puel Mapu, la terre de l’Est, en Argentine, forme le territoire des Mapuche, le Wallmapu. Pourquoi ne pas rester confinés ici dans une petite cabane en bois au bord du Biobío ? Mais la tête n’y est plus, nous reprenons la voiture, puis le bus, l’avion, le bus et le train avant de découvrir les rues désertes de Bordeaux.
Le deuxième voyage d’Antoine de Tounens est le plus mystérieux, en raison du manque de sources fiables et de certains éléments contradictoires. Lui-même, dans ses écrits, en parle moins que de son premier voyage. L’imaginaire est présent dans notre Roi des Mapuche, il s’agit d’une hypothèse et d’une interprétation libre de son parcours. J’ai par exemple inventé un journaliste et futur écrivain, Marcel Lefranc, qui l’accompagne pour raconter son histoire extraordinaire avec l’espoir qu’il soit enfin pris au sérieux car le fait que la plupart des commentateurs aient tourné en ridicule Antoine de Tounens et ne l’aient pas cru me trouble. Qu’est-ce qui fait que l’on croit ou non quelqu’un ? Autrement dit : qu’est-ce qui fait une bonne histoire ? Pourquoi ne pas également imaginer, dans la mesure où Antoine a trouvé sa place en Araucanie, qu’il choisisse de rester là, au bord du Biobío, plutôt que de revenir vers ceux qui le moqueront sans cesse ? Si les rencontres, les lectures et quelques lieux ont nourri ce futur récit, le voyage tronqué force l’imaginaire. Quant à notre cabane près des sources du fleuve, il ne reste plus qu’à y revenir, mais j’ai le sentiment que cela ne dépend pas seulement de nous11.
1Merci à l’Institut français de Santiago où nous devions faire une rencontre publique et un atelier avec des dessinateurs chiliens. Particulièrement à Flore Condamine et Danielle Carlosso pour leur attention et leur soutien.
2À lire la biographie la plus complète parue en français sur Antoine de Tounens : Jean-François Gareyte, Le rêve du sorcier, éditions La Lauze, en 2 tomes, 2016 et 2018.
3Antoine de Tounens est enterré dans le petit village de Tourtoirac, en Dordogne. Un musée lui y est également consacré.
4Selon un bilan en date du 6 mars, ces manifestations ont entraîné la mort d’au moins 31 personnes, des milliers de blessés dont une grande partie par arme à feu, des dizaines de milliers d’arrestations, des cas de torture, de viols et de mauvais traitements. L’ONU a officiellement condamné la gestion des manifestations par le gouvernement, la police et l’armée chilienne. Le gouvernement dénonce de son côté plus de 1000 blessés parmi les forces de l’ordre, des pillages, des incendies… (Afp, Amnesty international).
5Environ 2 millions de personnes se sont déclarées mapuche lors des derniers recensements officiels, 1 745 000 au Chili et 205 000 en Argentine.
6C’est entre autres la thèse de l’historien chilien José Bengoa, dans sa passionnante Historia del pueblo mapuche, Quinta edicion, 1996, non traduit.
7"Tête de kultrun", du nom de l’instrument de percussion traditionnel mapuche.
8El Esplandor de la derrota, Ceibo ediciones, 2011, non traduit
9Historia secreta mapuche, éditions Catalonia, 2017, non traduit
10Appelé "pin du Chili", il doit son nom à cette région d’Araucanie, un arbre très important pour les Mapuche de la cordillère. Ils fabriquaient notamment de la farine avec ses pignons.
11Merci à tous ceux qui nous aidés d’une manière ou d’une autre dans notre documentation et notre recherche de contacts, merci à Nella, notre "maman" à Santiago. Merci à celles et ceux que nous avons rencontrés et que, je l’espère, nous reverrons.