Il y a eu des pays
Avec la parution d’un inédit, La Vie de l’explorateur perdu, aux éditions du Tripode, s’achève le Cycle des Contrées entrepris il y a cinq décennies par Jacques Abeille.
Les fervents de tauromachies le savent : il existe des toreros d’époque. Chez les écrivains, Jacques Abeille est de cette trempe. Un de ces seigneurs qui viennent un jour avec un livre, puis un autre, et encore des suivants. On ne les devine peut-être pas tout entier au premier regard. Ou bien, au contraire, on les sait immédiatement, dans leur ontologie. Les années passent, les livres dessinent d’étranges figures sur le sable des jours, écrivent dans les airs surpris un alphabet à la fois tout neuf et puisant à la source séculaire. Ils mystifient nos mufles épais et furieux en arabesques suaves, douces, lentes. Ces écrivains-là fuient les effets, ignorent les pirouettes et le tintamarre, méprisent la vilaine façon. Ils ne veulent que l’art et le point cardinal. Le logos parfait. La syntaxe qu’aucun correcteur n’aura l’occasion de contester.
Maître Abeille a écrit ainsi, depuis toujours. Son œuvre est considérable du fait de la quantité. Il a écrit des nouvelles, des textes érotiques, et bien sûr ce qui nous occupe ici. Et surtout, son œuvre est ample du fait même d’une singulière élégance, d’une hauteur définitive. À présent que paraissent Les Carnets de l’explorateur perdu et La Vie de l’explorateur perdu, nous voici soudain devant le fait accompli : le Cycle des Contrées s’achève par un "point final". Ce sont les derniers mots – ultima verba – de La vie... et de cette fresque. "J’écris ces dernières lignes en m’appuyant sur le dos de Félix, car il a accepté de prendre en charge les manuscrits. Je pense que notre dialogue doit faire partie de ma narration. Je ne sais ce qu’il adviendra des deux manuscrits. Au moins relatent-ils leur origine. C’est pourquoi ils ont atteint leur point final". À ces lignes, la tentation est grande d’associer quelques-unes, toutes liminaires, des Jardins statuaires qui ouvrent le grand œuvre il y a cinquante ans : "Pourtant d’autres contrées sont à venir. Il y aura des pays". Et des pays il y a eu. Au fil des romans qui ont connu un sort souvent douloureux avant d’accéder au statut de l’icône littéraire, Jacques Abeille a conçu une struction de premier plan, de celles que l’histoire littéraire retiendra. Tous les écrivains ne sont jamais aussi sûrs de ce bel oracle de leur vivant.
"Culte, ce n’est absolument rien de le dire ainsi, cette œuvre de Jacques Abeille rejoint désormais les plus grandes aventures de la littérature. Ceux qui ont lu Tolkien ou Mervyn Peake aiment l’y associer."
Il y a donc eu Les Jardins statuaires, roman maudit du fait même de ses difficultés éditoriales qui conduisaient toujours à des impasses : chez Régine Deforges, chez José Corti, chez Flammarion. Ont suivi, dans toute une galaxie d’éditeurs, Le Veilleur du jour, Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre, La Clef des ombres, Les Voyages du fils, Un homme plein de misères (Les Barbares & La Barbarie), Les Carnets de l’explorateur perdu et désormais La Vie de l’explorateur perdu. Les éditions du Tripode ont l’immense mérite, en publiant l’intégralité du Cycle depuis 2010, de lui avoir enfin conféré cohérence, unité et visibilité. À cette grande architecture, s’ajoutent Les Mers perdues, un texte paru en 2010 et illustré par François Schuiten dont le nom est étroitement associé au Cycle qu’il a accompagné à chaque nouvelle entreprise du Tripode.
Culte, ce n’est absolument rien de le dire ainsi, cette œuvre de Jacques Abeille rejoint désormais les plus grandes aventures de la littérature. Ceux qui ont lu Tolkien ou Mervyn Peake aiment l’y associer. D’autres préfèreront se souvenir des voyages en Grande Garabagne de Henri Michaux ou bien des aventures de Gulliver sous la plume de Swift ou encore, à leur façon, celles de Micromégas, secrétaire de l’Académie de Saturne et, venu comme on sait, dans l’imagination de Voltaire, d'une planète de Sirius.
"On notera d’ailleurs le magnifique travail de représentation cartographique de Pauline Berneron qui pose sur le papier une vue des Contrées en couverture intérieure de La vie..."
Le Cycle des Contrées, pourtant, est d’une huile toute originale qui ne supporte que les meilleures comparaisons. Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq vient en tout premier. Roman géopolitique s’il en est – le géographe Yves Lacoste qui en est convaincu dessina un jour pour Gracq la carte représentant cet univers, l’offrit à l’écrivain conquis, lui-même géographe comme l’on sait, et la publia dans la revue Hérodote – le Rivage est un étonnant précipité, comme dirait un chimiste. On notera d’ailleurs le magnifique travail de représentation cartographique de Pauline Berneron qui pose sur le papier une vue des Contrées en couverture intérieure de La vie... : de l’Océan sans fin à Terrèbre, de la Grande plaine des vignes au désert d’Inilo, du Haut-plateau aux Déserts du sud et de Journelaime au Fleuve mort, à la Vallée des anciens rois, aux Ruines de Lugdanna, aux Étangs des amants et à la Forêt des grands arbres.
On sait ce que Gracq écrivait de son Rivage : "Ce que j’ai cherché à faire (...) plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil, l’esprit-de-l’histoire, au sens où on parle d’esprit-devin, et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination". On sait aussi l’admiration que Jacques Abeille porte à l’œuvre de Gracq qu’il a connu. Mais peut-être, chez l’écrivain girondin, le sens et la vertu du rêve opèrent-ils une action toute essentielle. Dans son opera magna, cette constance puisée à la source du surréalisme où il s’est immédiatement baigné, Jacques Abeille emprunte-t-il davantage les pistes incertaines et ses chants impromptus qu’un burin de sculpteur pour créer sérieusement, et dans le dur, un nouveau monde en ronde-bosse. Bien sûr, peut-il être certain d’avoir créé tout un univers, à la manière du conte philosophique, de la fable, du récit de voyage et d’autres genres encore. En nommant et nommant encore. Mais sa prouesse galope bien au-delà. Avec le Cycle, dans une langue aussi oubliée qu’inoubliable, Abeille dit la weltanschauung d’un monde ancien et d’un autre à venir. Une solennité porte ces textes. Jamais de grandiloquence. Mais une peine haute, une rêverie térébrante, une révolte en grande retenue, un soleil noir, comme un drame de l’enfance jamais résolu sinon par l’architecture d’une œuvre – "j’avais quitté le monde pour fuir mes chagrins", écrit-il dans Les Carnets de l’explorateur perdu. En refermant le dernier livre du Cycle, les mots de Henri Michaux nous reviennent, il les note dans Observation (1950, Passage) : "Mes pays imaginaires : Pour moi des sortes d’États-tampons, afin de ne pas souffrir de la réalité".
Les Carnets de l’explorateur perdu, de Jacques Abeille
Le Tripode
174 pages
17 euros
ISBN : 9782370552433
La Vie de l’explorateur perdu, de Jacques Abeille
Le Tripode
304 pages
19 euros
ISBN : 9782370552518