Les 57 jours du confinement
Du 16 mars au 11 mai 2020, l'écrivain et documentariste David Dufresne a tenu son journal du confinement. Publiées aux Éditions du Détour, ces Corona chroniques offrent une lecture intime et politique de ce printemps suspendu.
Le style est précis et tranchant. Le rythme journalier. La forme régulière : matin, après-midi, soir. Avec, à chaque fin de journée, un bulletin en forme de bilan : moral et ravitaillements notés sur 10, nombre de sortie et débit Internet. Du lundi 16 mars, jour 1, au lundi 11 mai, premier jour (d'après), David Dufresne répond ainsi à "l’appel de la chronique, sur un coup de tête, comme une évidence", selon ses propres mots, et s'y tient 57 jours durant. "La chronique est un genre que j’affectionne, à la fois souple et dur, exigeant et libre. Au début, c’était pour mon blog. Puis sur Mediapart, et mon fil Twitter. C’est devenu, en quelques jours, une aventure collective, avec des retours immédiats des lecteurs", explique l'écrivain et documentariste*.
Au jour le jour, il se plie à l'exercice. Et déroule le procès-verbal de ce quotidien inédit (le sien, celui d'un pays tout entier, mais aussi de presque 4 milliards d'êtres humains), enfermés chez eux et soumis à "l'info en corona-continu". À coup de phrases télégraphiques, de néologismes sarcastiques de citations piquées à la radio ou sur les murs, d'observations désabusées et d'interrogations fondées, son journal du confinement ne s’embarrasse ni de mise en scène, ni de pseudo-introspection. Au contraire, bien au-delà de son ressenti personnel, toujours évoqué avec une grande pudeur, il brasse tous les thèmes qui lui sont chers, ses "obsessions" comme il le reconnaît, à savoir : "les libertés publiques, la police, l’organisation du pessimisme, la poésie punk au coin de la rue, les gens-qui-ne-sont-rien et qui font tout, l’envie d’aller voir, comme disait Brel, même sur place…".
"C'est là toute la force de ces Corona chroniques, David Dufresne parvient à s'extirper de sa propre sidération et à poser un regard sans concession aucune sur la gestion politique de cette crise sanitaire."
Avec tendresse ou tristesse, colère ou doute, il croque ainsi la vie de quartier, entre banderoles aux fenêtres, applaudissements à 20h, le petit voisin qui danse, Aurélien le boulanger et les rues vides, d'un "Paris sans Parisiens" : "ce pourrait être une fête, un rêve éveillé, mais c'est froid comme la morgue", écrit-il le dimanche 29 mars, jour 14. Comme il traque et interroge cette réalité en train d'advenir : un état d'urgence sanitaire fait de décompte funèbre, d'attestations de déplacement, de pénurie de masques, de contrôles (violents) policiers, de pauvres toujours plus pauvres, de malades qui meurent seuls et d'essor de la techno-surveillance. Car, et c'est là toute la force de ces Corona chroniques, David Dufresne parvient à s'extirper de sa propre sidération et à poser un regard sans concession aucune sur la gestion politique de cette crise sanitaire. "En une fraction de seconde, tout se met en place. Nous serons surveillés et punis, dans un grand rétrécissement des libertés", note-t-il dès les premières lignes de ce journal. S'il dénonce les hypocrisies et les valses-hésitations de la sphère politique, il s'en prend aussi aux mensonges médiatiques. Le dimanche 29 mars, jour 14, après avoir appris à la radio la mort de Patrick Devedjian, 75 ans, victime du Covid-19, il enrage : "Qu’un ancien ministre meurt, et c’est un signal, nous assène la presse, un rappel que nous serions tous égaux devant la catastrophe. Une sous-télé appelle un sous-psy à la rescousse pour nous décortiquer tout ça – il faut bien nourrir la bête : il n’y a plus de puissants, il n’y a plus de vaincus de l’Histoire, plus d’inégalités dans la société (au passage, il n’y a plus d’extrême droite dans son parcours, détail) ; la pandémie serait, dans sa grande folie et sa grande générosité : aveugle et juste (…) Ce serait oublier les travailleurs forcés, les confinés perdus, seuls, ou entassés ; les sans-dents à la rue livrés à eux-mêmes ; les sans-gants d’Amazon qui pleurent, et la fortune de Bezos qui rit (…)". Avec ses Corona chroniques, David Dufresne réussit à immortaliser deux mois historiques. Et rappelle que baisser la garde n'est pas une option.
Histoire d'une publication : d'internet aux Éditions du Détour
"Mon collègue Bertrand Bernard a lu en direct, pendant le confinement, les chroniques de David Dufresne, sur le blog de Médiapart et très vite, il m'a dit qu'elles méritaient d'être publiées : il y avait derrière une vraie plume et un discours politique intéressant, en résonance avec les idées défendues par les auteurs que nous éditons", raconte Juliette Mathieu, la cofondatrice des Éditions du Détour. Ils prennent alors contact avec David Dufresne. La suite est connue. "J’ai regardé leur catalogue, et le soin qu’ils accordent à leurs livres, leur maquette, leur présentation, le papier. C’était fait. Aussi simple que ça", se souvient David Dufresne. "Ah, et aussi, et ça compte, parce que les présentations furent faites par une dénommée... Mathilde Larrère [historienne, Mathilde Larrère a publié Il était une fois les révolutions en 2019 et Rage against the machisme en 2020 aux Éditions du Détour, ndlr]. On ne fait pas mieux comme entremetteuse, n’est-ce pas ?".
*Écrivain, journaliste et réalisateur, David Dufresne s'est déjà livré, en 1995, à l'exercice de la chronique dans le journal Libération avec Sur le quai, des chroniques sur le métro de Paris. En 2001, il remet ça, toujours pour Libération, avec Toute sortie est définitive : Loft Story autopsie, qui comme son nom l'indique est une chronique quotidienne de la première saison de l'émission de télé-réalité, Loft Story.
Spécialisé dans les questions de police et de liberté publique, il se fait connaître comme écrivain avec Tarnac, magasin général, une enquête sur le contre-terrorisme en France (Calmann-Levy, 2012). Pendant le mouvement des Gilets jaunes, il créé le "Allo @Place_Beauvau", un récapitweete, dans lequel il recense les témoignages de violences policières. Son film Un pays qui se tient sage est actuellement projeté dans de nombreux cinémas. Il est également l'auteur d'un roman, Dernière Sommation (éditions Grasset, 2019).