Technologies partout, démocratie nulle part
Technologies partout, démocratie nulle part : plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous, publié par Fyp éditions, à Limoges, est un essai qui devrait être lu et partagé par tout citoyen soucieux de préserver et de faire évoluer le socle démocratique d’une société soumise aux changements imposés par les objets techniques et technologiques, l’espace social étant directement modifié de façon complexe.
Cet essai écrit à quatre mains a une vocation de manifeste par l’exemple, visant à dénoncer les dérives du tout technologique dans la sphère sociale ; cette question est devenue une affaire politique. Les deux auteurs, Yaël Benayoun et Irénée Régnauld, ont créé l’association Le Mouton Numérique, association se voulant génératrice de dialogue "entre faiseurs et penseurs du numérique ; le collectif a choisi de renouer avec le débat démocratique et d’éclairer nos choix technologiques." L’ouvrage est une extension de leurs réflexions axées autour des changements profonds qu’implique le numérique dans nos relations sociales, professionnelles, politiques… ce grand chambardement sociétal bouleversant la vie de chaque citoyen, de la sphère publique à celle de l’intime. À l’ère de l’ubérisation, du défi écologique permanent, de la précarisation de la vie économique, de la dépendance algorithmique de nos usages quotidiens, de l’omnipotence du tout connecté… cet essai refuse le postulat selon lequel le progrès technique et son dogme de l’innovation seraient inéluctables et que les choix liés à ces mutations sont confisqués au plus grand nombre. Les pouvoirs publics et les grandes entreprises et industries sont actuellement dans une position dominante afin d’imposer un présent et un futur technologiques subis et non choisis. La démocratie peut rapidement être mise en difficulté, les auteurs l’illustrant par des exemples concrets, comme les dérives de la reconnaissance faciale ou la marchandisation des données personnelles. Le débat autour de la 5G est emblématique de ces enjeux, alors qu’au regard des investissements engagés par le public et le privé aucun recul sur le sujet ne sera envisagé. La 5G va accélérer le phénomène prégnant des smart cities*, "les bonnes intentions démocratiques cèdent vite face au desiderata du marché et se transforment en un impératif : faisons des expérimentations et les citoyens comprendront à l’usage que c’était pour leur bien". La technologie structure désormais la société, ce qui pose un questionnement éthique et démocratique évident.
"Les technolâtres ont une puissance de coercition manifeste dans les décisions démocratiques, liées à des enjeux économiques pervertis par la confiscation du débat public."
Les deux auteurs s’ingénient à dénoncer les ressorts propagandistes du rouleau compresseur du tout technologique. De nombreux exemples essaiment leur démonstration, en mettant en lumière notamment les petites mains oubliées, des Gafa à la grande distribution, premiers esclaves de ce grand paradigme de société. Les technolâtres ont une puissance de coercition manifeste dans les décisions démocratiques, liées à des enjeux économiques pervertis par la confiscation du débat public. L’exigence intellectuelle face au changement climatique et à tous ses dommages collatéraux impose un choix de société clair qui doit se confronter au poids du dogmatisme néolibéral, soutenu par nos décisionnaires élus démocratiquement. Or cette possibilité de choisir est trop rare face aux croyances du tout progrès, Melvin Kranzberg disant : "Les technologies ne sont ni bonnes, ni mauvaises, ni neutres". Cette neutralité est effectivement une chimère car ces technologies font désormais partie d’un réseau complexe composant la sphère publique.
Yaël Benayoun et Irénée Régnauld radiographient les réponses données face aux critiques du dit progrès technologique, comme le droit, "technique d’humanisation de la technique". La force de l’essai est dans sa capacité critique. Il ouvre le débat sur la pertinence du déploiement numérique dans toutes les strates sociales et donne certaines solutions afin de dépasser l’injonction que toute mutation est automatiquement un "progrès". Les auteurs plaident pour une réappropriation du discours politique afin de domestiquer ces évolutions, soulevant la pertinence d’une démocratie technique. Citant David Noble : "La technologie n’a jamais vraiment été le problème, et ne saurait jamais être la solution. La technologie ne détruit par elle-même la démocratie, pas plus qu’elle ne la crée. Le grand défi que pose l’actuelle offensive technologique, c’est apprendre non seulement à mettre la technologie en perspective, mais aussi la mettre de côté pour faire de la place au politique." Les récits d’expériences ponctuant le livre visent à démontrer que d’autres rapports à la technique sont possibles : la low-tech et la production de technologies dites autonomes ; l’expérience de démocratie technique du HubCité de Lomé ; les expériences de municipalisme libertaire, de Saillans à Barcelone ; le développement des modèles de coopératives, alternatives aux plateformes toutes puissantes…
"L’essai fait un état des lieux sans concession sur ces grandes réalités sociales et milite pour un mieux vivre ensemble."
La grande question en creux de l’ouvrage est le consentement de chacun face à ces grandes manoeuvres technologiques qui bouleversent nos modes de vie. Le retour aux décisions locales peut en être un frein, la coconcertation entre politiques et citoyens pouvant interroger de façon juste les bienfaits de toute innovation technique sur nos quotidiens. L’essai fait un état des lieux sans concession sur ces grandes réalités sociales et milite pour un mieux vivre ensemble. Les cofondateurs du Mouton Numérique en appellent à un sursaut citoyen, à une résistance démocratique et de pouvoir s’engager de bien des manières, comme développé dans le post-scriptum au lecteur concluant le livre. À noter la richesse du catalogue des éditions indépendantes Fyp, basées à Limoges, éditeur de référence sur les thématiques de l’innovation, des questions de société, de la prospective, des cultures numériques et de la nouvelle économie.
*Ville intelligente et connectée