"Ayo Néné", un père et un fils
Après le beau parcours de son précédent court métrage, Bulles d’air, le réalisateur et comédien bordelais Daouda Diakhaté vient de réaliser son deuxième court métrage, également soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA. Rendez-vous sur le tournage à l’aube un samedi d’octobre, résidence Tournebride, à Pessac (33).
Le long d’une rue centrale, deux rangées de petits immeubles aux longues coursives apparaissent peu à peu dans la nuit qui s’en va. Des techniciens se retrouvent par petits groupes dans la résidence Tournebride qui a servi de camp de base à l’équipe du court métrage de Daouda Diakhaté, Ayo Néné1. Le réalisateur et comédien arrive au volant de la voiture du film qui va être équipée pour ce dernier jour de tournage, après deux semaines intenses. Daouda Diakhaté salue tout le monde chaleureusement, les vieux amis qui accompagnent son aventure cinématographique depuis de longues années et les nouveaux, qu’ils soient de Bordeaux ou d’ailleurs. Deux de ses producteurs parisiens sont présents. Le réalisateur jette un œil sur les coursives des immeubles où il voulait absolument tourner tant il les trouve cinématographiques. Elles lui renvoient l’image d’un motel américain et c’est aussi parce qu’elles lui donnent une idée de mise en scène que ces coursives comptent à ses yeux. Il les connaît depuis longtemps et il veut à tout prix tourner dans les lieux de sa vie, Bordeaux, les villes voisines et les quartiers que l’on nomme les banlieues. Il en est ainsi depuis 2007 avec ses films autoproduits (Pessac, Saige Formanoir, Haut Livrac et Chataigneraie), puis avec son premier court métrage produit professionnellement, le très beau Bulles d’air2, et aujourd’hui avec Ayo Néné. Tourner ici est pour lui une évidence : "C’est essentiel, c’est mon identité et mes histoires, elles sont universelles mais elles ont lieu ici. Je filme les endroits et les quartiers que je connais. Je n’ai pas envie d’aller vivre à Paris, c’est ma manière de faire du cinéma. C’est comme ça pour l’instant."
"Un cadeau à mes filles"
Un garçon de 10 ans, tout sourire, se fait accompagner dans le local près du logement du gardien de la résidence que l’équipe a très vite nommé leur "ange gardien" tant il a réglé les petits problèmes. C’est la première fois que ce jeune garçon, Aimé Domoa, joue un personnage, tourne dans un film et se retrouve face à la caméra. Il incarne Yanis, le fils d’Alassane, un homme franco-sénégalais interprété par Daouda Diakhaté. Dans le film, la maman n’est pas là, le père se démène pour s’en sortir sans vraiment réussir et une éducatrice, jouée par Romane Bohringer, les accompagne. Au vu de ses rapports, une juge pour enfants décide de placer momentanément Yanis : le père est prêt à tout pour éviter cet arrachement. Dans la vraie vie, Aimé a été emmené par sa mère au casting en pleine sortie de confinement, pour se changer les idées, sans vraiment y croire. Parmi quarante candidats, le garçon a convaincu le réalisateur par son intelligence et sa présence. Quand on lui demande s’il aime tourner, son sourire s’agrandit un peu plus : "J’adore. J’aime bien les gens du film, ils sont tous gentils avec moi. L’histoire de Yanis et de son papa m’a touché, elle est triste. Je me suis entraîné à la maison avec ma sœur pour dire le texte. Une scène me faisait stresser parce qu’il y avait plein de sentiments mélangés, la tristesse, la colère, l’envie. C’était compliqué mais j’ai réussi." Aimé craignait quand même d’éprouver la peur de la caméra. Il a trouvé un truc tout seul, sans rien dire à personne : "Je me répétais toujours de ne pas regarder la caméra, ça a marché." De son côté, Daouda Diakhaté a décidé de jouer le rôle du père dans ce court dont il avait le projet depuis longtemps : "Cette histoire est très personnelle, cela a été long pour l’écrire. J’ai été placé quand j’étais enfant, j’ai vu des éducatrices, des juges. C’est mon histoire, mais romancée. J’ai deux filles et elles m’ont posé des questions sur mon enfance. Je crois que la paternité m’a reconnecté à des choses mises de côté. J’ai aujourd’hui une vie différente de celle que mes parents ont eue. Faire ce film, le jouer, c’est comme si je voulais faire un cadeau à mes filles et tourner la page pour de bon."
Diffusion sur Canal Plus
Ayo Néné, d’une durée d’environ 30 minutes, sera diffusé sur Canal Plus. Il a également bénéficié des soutiens financiers du CNC, de l’Adami, de la Région Nouvelle-Aquitaine et du Conseil départemental de la Gironde. Ses trois producteurs parisiens de Vatos Locos, dont le réalisateur Jean-Bernard Marlin3 qui avait rencontré Daouda Diakhaté au festival Ciné-banlieue, ont été très impressionnés par la rapidité et l’unanimité des aides qui leur ont permis de prévoir un budget de plus de 100 000 euros, le double de la moyenne habituelle pour un court métrage. Pour la productrice Marine Bergère : "Nous avons développé le film pendant un an pour présenter un scénario vraiment abouti. Daouda a besoin de temps pour avoir confiance et nous aussi. Il ne voulait pas un film manichéen. Le personnage principal n’est ni un héros ni un mauvais père, ce n’est pas non plus un film misérabiliste qui dénonce les placements d’enfants. C’est une histoire avec beaucoup de nuances. Nous avons eu toutes les aides en quelques mois, c’est exceptionnel. Nous espérons beaucoup du parcours de ce court en festival, nous voulons produire le premier long métrage de Daouda sur lequel il travaille. C’est une longue collaboration qui commence." Le réalisateur a de son côté apprécié le travail avec des producteurs qui respectent son univers et son désir de cinéma : "Je suis autodidacte, j’ai appris le cinéma en le faisant et en regardant des films. Quand j’ai commencé, on écrivait cinq lignes et on tournait ! J’ai compris beaucoup de choses sur l’écriture dans la réflexion avec les producteurs. Je sens que j’ai franchi une étape. C’est comme si j’avais fait l’école de cinéma que je n’ai pas faite… On est dans l’échange, la discussion. Et puis ils ont les crocs, comme moi, pour faire des choses. C’est aussi générationnel." Plutôt que de tourner caméra à l’épaule ou sur un trépied, ce budget conséquent a permis au réalisateur d’aller au bout de ses idées de mise en scène, avec entre autres l’utilisation d’une grue, des mouvements et des paris esthétiques "pour raconter une histoire de la plus belle des manières possible". Parmi les films qui l’ont le plus influencé : Edward aux mains d’argent, Couleur pourpre, La Ligne verte, Les Bêtes du Sud sauvage.
Sortir du cadre assigné
La force du réalisateur de 36 ans est aussi de refuser naturellement les assignations (cinéma de banlieue), les cases (cinéma social) et les sujets stéréotypés ("Mamadou est un délinquant qui doit de l’argent à Youssef, alors il va faire un braquage mais il aime Sabrina qu’il fréquente en cachette parce que son père conservateur refuse cette relation…") non dans le discours seulement mais dans son cinéma, par des choix formels - entre autres des formes poétiques et oniriques -, par des personnages non réductibles à des caractéristiques sociales ou identitaires. Il ouvre ainsi le champ des représentations dans un contexte précis. Si l’on doit trouver des "sujets", le réalisateur aborde ainsi la maladie psychique dans Bulles d’air et le placement des enfants dans Ayo Néné, mais il raconte surtout des trajectoires humaines, des histoires universelles dans un cadre social qui est celui qu’il connaît de l’intérieur : "Dans les années 90, j’ai connu des gens qui se sont immolés après avoir pété les plombs, des jeunes du quartier qui faisaient des allers retours en hôpital psychiatrique. Les histoires sont là depuis longtemps mais ceux qui rentraient dans nos quartiers avec leurs caméras ne parlaient que de délinquance et de choses sensationnelles. Plein de sujets n’ont pas été traités. Je rencontre de plus en plus de réalisateurs et de réalisatrices qui ont mon profil, avec l’envie de proposer ces histoires. C’est une génération qui arrive, c’est la bonne nouvelle. Je raconte des trajectoires proches de moi, donc plutôt dans un milieu urbain avec des personnages noirs, mais le propos est universel." Du point de vue du spectateur, la bonne nouvelle est que Daouda Diakhaté aborde avec intelligence et sensibilité les sujets non traités, qu’il invente son cinéma et qu’il a visiblement l’obstination suffisante pour y parvenir.
1Une berceuse sénégalaise en wolof.
2Bulles d’air, court-métrage de 30 minutes, a remporté le Grand prix et le Prix de l’interprétation masculine au festival Ciné-banlieue 2018, Prix Étudiant de l’université Paris XIII, Grand prix à Aubagne et Prix Jeune jury au festival de Contis.
3Jean-Bernard Marlin a réalisé le film Shéhérazade (2018). Il est associé au sein de Vatos Locos Productions à Marine Bergère et Romain Daubeach. La société a été fondée en 2019 et produit plutôt des longs métrages.