La causa degli elefanti
Les éditions Apeiron publient Elefanti de Stefano Faravelli, un carnet de voyage témoin de la rencontre entre l’expression artistique de l'auteur et l’éléphant en Inde.
"Le peintre ne fixe pas ce qu’il voit mais ce qu’il sait d’une réalité."
Cette citation d'Ernst Gombrich1 peut-elle s'appliquer au carnet de voyage ? Pour certains carnettistes, l’art du carnet de voyage s’exerce le temps du voyage et se termine avec lui afin de préserver la valeur de témoignage.
"D’autres préfèrent prolonger les bénéfices de l’ailleurs avec la distance critique, le filtre de la mémoire et la maturité du voyage qui changent et métamorphosent l’artiste dans sa créativité" (Pascale Argod2).
C'est ainsi que travaille Stefano Faravelli, Turinois, virtuose du dessin et de la peinture, grand maître européen dans l'art du carnet de voyage. Il se dit lui-même, sans aucune arrogance, "peintre savant", déclarant que "pour être un artiste il ne faut pas dessiner mais penser". Pour lui, les voyages s'inscrivent "dans une double démarche : dans l'espace (monde) et dans moi-même, dans le temps de ma vie."
Voilà qui entre particulièrement en résonnance avec la philosophie des éditions Apeiron (infinité des mondes). Installée au cœur du très sympathique bourg de Saint-Junien, au sud de la Haute-Vienne en Limousin, la maison d'édition Apeiron travaille avec des artistes et réalise des livres d'artistes. Avec une exigence toute particulière : "Donner à rêver, créer du sens et partager".
Car, "si le langage, si l'art existent, c'est parce qu'existe l'autre. [...] C'est à des fins de confrontation, d'affrontement au sens littéral, que nous communiquons avec des mots, que nous extériorisons formes et couleurs...", nous dit George Steiner (1929-2020) dans Réelles présences.
L'éditeur et le carnettiste étaient faits pour se rencontrer, ce qui est arrivé, un jour, au Rendez-vous du carnet de voyage à Clermont-Ferrand. Un premier livre fut publié en 2016 puis l'éditeur proposa à Stefano Faravelli de réfléchir à un nouvel ouvrage. Ce dernier ayant déjà voyagé et dessiné en Inde, l'idée de travailler sur le thème des éléphants fut avancée et concrétisée en 2020 par la publication d'Elefanti.
Comment Stefano rendit visible les trois conditions de l'éléphant en Inde
Sauvage et libre, l'éléphant évolue dans "une nature primitive qui ne connaît encore rien de l'homme". Sur une dizaine de pages, de magnifiques dessins et aquarelles plongent le lecteur dans un havre de paix où tout est à sa place, faune et flore sauvage. Nous sommes au Kerala, ce territoire du Sud-Ouest de l'Inde où vivent les derniers éléphants sauvages.
Derniers ! Ce mot met une ombre au tableau. Il reste 27 000 éléphants en Inde. En cette année 2020 de pandémie, de nombreuses voix s'élèvent réclamant qu'une attention particulière soit donnée au vivant : "Le vivant, c'est un feu qui s'éteint. Comment raviver les braises ?" (Baptiste Morizot3).
L'actualité (l'émission L'esprit d'initiative du 20 octobre 2020 sur France Inter) nous rappelle que l'espace sauvage des éléphants se réduit ; qu'ils s'aventurent près des habitations humaines ; que des troupeaux piétinent les cultures. Les hommes sont en guerre contre les éléphants. Une solution (l'idée est venue d'Afrique), a permis de pacifier ces relations. L'éléphant, dont la peau à l'intérieur de la trompe est très sensible, a une peur naturelle d'un petit animal volant : l'abeille. Dès qu'il l'entend, il s'enfuit. Les agriculteurs ont donc entouré leur domaine d'une clôture de ruches et s'en trouvent bien, même mieux car ils rajoutent à leurs revenus la vente du miel.
Prisonnier et ouvrier, l'éléphant devient bûcheron. "Il ramasse, transporte et charge des troncs dans une zone de la forêt inaccessible aux engins mécaniques." Le remarquable reportage dessiné du carnettiste montre ce labeur dans tous ses détails. Cette alliance avec l'homme est ancestrale "mais, de toute évidence, l'histoire a plus ennobli l'homme que l'animal, qui n'en a pas reçu tant en échange." Sauf des chaînes et des coups. Les défenseurs des éléphants mettent tout en œuvre pour que leurs maîtres leur permettent de moins travailler et de se reposer davantage.
"Ni libre ni esclave, peut-être l'un et l'autre en même temps" est l'éléphant sacré qui garde les portes du temple. Les dessins aquarellés de l'auteur rendent merveilleusement compte de la beauté et de la douceur de l'animal vénéré, dans le "site intemporel de l'immense temple de Menakshî à Madurai."
Comment la pensée de Stefano revisita la symbolique éléphantesque et ce qu'il en advint
Mon travail de peintre distille, dans l'alambic de l'imaginaire, le matériau vivant que les voyages m'offrent avec une infinie générosité.
Dans "Éléphants d'Atelier", l'imagination du carnettiste nous emmène de surprises en surprises, par l'image et par les mots. Le dessin d'un pachyderme tripoté par des fonctionnaires en costard-cravate revisite de façon contemporaine et humoristique la Parabole des aveugles et de l'éléphant, fable indienne sur notre perception de la réalité.
Trop souvent dans les guerres théologiques,
Les parties en conflit, je crois,
Se moquent dans la plus totale ignorance
De ce que veulent dire leurs opposants,
Et palabrent à n’en plus finir sur un Éléphant
Qu’aucune d’entre elles n’a jamais vu !
John Godfrey Saxe, poète américain (1816-1887)
C'est ensuite au tour du mythe de la statue au corps d'enfant et à la tête d'éléphant. Puis il fait référence à Kipling, grand amoureux de l'Inde, et aux pensées attribuées aux animaux réquisitionnés pour les parades officielles et nous présente cette image somptueuse de trois éléphants en vision frontale, reprenant cette "Évasion du protocole". Il nous enchante enfin en évoquant, avec l'éléphant, la richesse de la musique indienne, en associant l'éléphant et les souris, l'éléphant et la porcelaine, l'éléphant et sa mémoire d'éléphant.
Il donne ainsi libre court à ses pensées et nous enjoint de faire de même :
Je me contenterai donc d'en offrir quelques clés.... ou
À chacun de continuer son film !
L'alambic de l'imaginaire de l'auteur, comme il le dit, rejoint ce qui se trame dans la maison Apeiron, cette alchimie particulière qui mène à la confection, sur place et à la main, d'un livre d'art. Et pas n'importe lequel : les images et les textes sont imprimés sur du Munken Rough 300g, et les couvertures sont en carton épais de grande qualité venant de la Creuse et façonnés en Charente ; au recto : Éléphants d'India (le carnet de voyage) et au verso : Éléphants d'Atelier. Un savant pliage/collage forme un accordéon - principe devenu la signature de la maison - qui est inséré dans une luxueuse couverture. La première et la quatrième de couverture sont ajourées d'une fenêtre laissant apparaître, pour la première, l'image d'un jeune garçon portant le masque éléphantique de Ganesha et pour la quatrième une petite photo de l'éléphant avec Stefano : "Comment oublier le contact de sa trompe souple et chaude sur ma tête... !"
Dans l'autoportrait final, l'auteur est en même temps la forêt, l'explorateur, le piroguier, le tigre et bien sûr l'éléphant, une référence au "Devenir" de Gilles Deleuze : atteindre aux multiplicités qui nous habitent et s'ouvrent à nous au gré des rencontres.
1Ernst Gombrich (1909-2001) est une figure majeure parmi les historiens de l'art du XXe siècle.
2Pascale Argod est enseignante et spécialiste de l’histoire des carnets de voyage, sujet sur lequel elle a écrit une thèse. À partir d’exemples de carnets édités, elle développe des pistes plastiques et créatives auprès des collégiens, lycéens et désormais auprès des étudiants en mobilité internationale. Pascale Argod vit et travaille à Bordeaux.
3Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, un front commun, Actes Sud, 2020.