Descendre en expirant… Remonter en inspirant…
Après Le Goût de la viande – un premier roman pour lequel le désormais Bordelais Gildas Guyot a été unanimement salué par la critique en 2018 –, Maktaaq*, son deuxième roman, également publié aux éditions In8, a lui aussi le "goût" de la pépite grâce à ce mot inconnu, si beau et si mystérieux. Il nous attire, nous fait attraper le livre et le retourner. Et, quand on est lecteur, en découvrant les autres mots qui vibrent sur la 4e de couverture, "Seth la vingtaine, une banlieue de Los Angeles, Ati le grand-père inuit, une Chevrolet Impala 67, Las Vegas", on sait déjà qu’on va… danser. Et le livre se retrouve vite dans le sac et dans l’impatience. Ça ne peut être autrement.
Maktaaq est en lice pour De livre en livre, le prix littéraire des lycéen/nes et apprenti/es de Nouvelle-Aquitaine.
Des ravages des guerres de conquête
Noir, très noir, est le premier roman de Gildas Guyot. Le Goût de la viande explore avec force et âpreté l’âme de Hyacinthe Kergoulé, un jeune Breton de 20 ans qui, après Verdun, revient miraculeusement des tranchées, dans la ferme familiale. Avec un bras en moins, il erre entre culpabilités et obsessions cauchemardesques, essayant sans fin d’apprivoiser ou d’approcher celle qui ne l’a pas emporté et qui le fascine, la mort. Installé plus tard, avec femme et enfant, c’est bientôt la deuxième guerre qui s’annonce et, avec elle, les mêmes ennemis, les "Schleux" comme il les nomme… Et on ne pourra plus croiser un rat sans avoir le cœur au bord des tripes.
On est pris physiquement et par les cinq sens et, sans qu’aucun ne nous soit épargné, on est bousculé par des sensations orgasmiques pour lui, organiques pour nous et puissamment odorantes notamment. Il vomit souvent et nous, on est à ras bord presque tout le temps. Pas facile à supporter ni à vivre et pourtant on continue, fasciné. Sans doute parce que, paradoxalement, plus l’histoire penche vers le sombre, plus l’écriture est incandescente, taillée au scalpel, jubilatoire même parfois.
Mais très chaud et très froid est ce deuxième roman, Maktaaq. On a quitté la vieille Europe pour le Nouveau Monde et c’est un tout autre genre de jeune homme de 20 ans qui est exploré. Bien plus loin sur la planète – Seth vit au fin fond de Los Angeles - et bien plus loin dans l’espace temps, puisqu’on navigue avec lui sur deux journées de 1989 et 1990. Seth ne consacre sa vie qu’à une chose : le baseball où ses colères physiques et tonitruantes sur le terrain l’ont mené à une toute autre place : sur le canapé devant la télé où ses désillusions et ses râleries continuelles sont ponctuées d’une inénarrable quantité de "Putain…".
Arrive alors en novembre 1989 celui qui va tout bouleverser et l’obliger à se remettre debout, face à la vie. Planté devant le perron où se tient toute la famille, Seth regarde Ati (le surnom d’Atiqtalaaq), l’angajuqqaaq, le chef de famille en inuktitut, le grand-père paternel donc, s’amarrer sur le trottoir.
Alors qu’il n’habite qu’à quelques blocs et qu’il n’a jamais essayé d’intégrer la famille de son fils (ou l’inverse ?), il arrive au volant de sa Chevrolet Impala turquoise, modèle 1967, en exigeant qu’on sorte du garage la voiture familiale pour y loger "sa longue péniche". Il vient s’installer pour ses vieux jours chez son fils A.-J.
Du voyage en cassette vidéo, au voyage en Chevrolet Impala
Une première journée, le samedi 18 novembre 1989, s’écoule entièrement à bord du canapé du salon. Ati a confié à la famille, qui vient de lui demander s’il arrivera à s’adapter chez eux, une cassette vidéo. Seul Seth regarde ce long documentaire consacré à une communauté inuit qui vit au fin fond des terres arctiques d’Alaska, commenté par un jeune vidéaste et reporter danois, accompagné de son interprète.
Le récit dans le Grand Nord se superpose dès lors, en s’entrechoquant, à un autre récit, celui de la traversée du désert des Mojaves en plein été, qui tient lui aussi dans une seule journée. Ati a demandé à Seth, son petit-fils, de l’emmener l’été suivant, le samedi 7 juillet 1990, à Las Vegas à bord de l’Impala. En échange, elle sera à lui.
On navigue donc entre deux mondes que tout oppose. Celui soufflé par les vents arctiques, écrasé par le froid où, installé sur le canapé avec Seth, télécommande à la main, on suit les chasses et les pêches ancestrales, silencieuses et patientes des Inuits, organisées collectivement lors du passage des baleines ou de l’arrivée des phoques. Et celui écrasé par la chaleur du soleil, à bord de la Chevrolet légendaire qui file bruyamment sur les routes désertes du Nevada, ponctuées de Bagdad-cafés poussiéreux, à destination du temple des hyperboles modernes et individualistes, celles de l’hyperconsommation et de l’argent facile : Las Vegas.
Seth ne le sait pas mais son grand-père a tout prévu : qu’il serait le seul de la famille à regarder la cassette vidéo et qu’ensuite seulement, ils partiraient tous les deux à Las Vegas. Il a des choses importantes à montrer et à raconter à son petit-fils et ce voyage doit en être l’occasion. Toutefois, comme ils ont en commun d’être assez mutiques mais pas de la même manière - l’un ne parle que pour jurer, l’autre est plutôt du genre énigmatique - ça prend du temps. Et même si finalement, les derniers mots de Seth seront encore une longue litanie de "putain", il en reviendra un tout autre homme.
Comme dans Le Goût de la viande, c’est donc encore à un voyage aux confins des extrêmes que nous convie Gildas Guyot ; un voyage tout aussi documenté par ailleurs. Ici pas d’approximation, tout a été fouillé, recherché, magnifié aussi. C’est surtout un voyage au cœur des paradoxes de notre monde, de notre humanité aussi. D’un côté, les terres ancestrales des Inuits d’Alaska où tout s’articule autour du spirituel et du collectif pour supporter les immenses difficultés du quotidien et pour assurer la survie du groupe sans lequel rien n’est possible. Et de l’autre côté, en contraste absolu, c’est le voyage vers le pire du rêve américain, sans âme ni spiritualité celui-là, animé par les forces inverses, celles de l’individualisme, de l’immédiateté du gain, du bruit perpétuel…
De manière ni didactique ni sentencieuse, l’auteur travaille au grand angle sur ce que l’humanité peut avoir de pire, la cruauté et l’indifférence notamment. Et, quoiqu’abordée différemment, c’est bien la mort qui est là, tapie au cœur et au centre des deux romans. Haycinthe tout comme Seth, pour des raisons différentes, portent en commun et en fardeau, les ravages des guerres de territoires. Celles entre les Européens pour le premier et celle des ex-Européens contre les Premières Nations du continent américain, pour le deuxième. Ce qui sera particulièrement sensible sur le trajet jusqu’à Las Vegas avec la rencontre de plusieurs natifs Mojaves, qu’Ati, le grand-père, connaît bien. Et bien que les Inuits n’aient, eux, pas subi de guerres de territoires à proprement parler, le dérèglement climatique - qui permet en plus l’arrivée de nouveaux forages exploratoires - se charge de manière tout aussi violente de les pousser hors de leurs terres.
Poussant plus loin, ce deuxième roman en explore les effets miroir, à savoir les questions de la transmission et l’importance des racines. On évoque souvent ces dernières années, l’acculturation. Ici, il est précisément question de l’inverse, de la "déculturation", celle liée parfois au désir ou au besoin de se tourner vers une autre culture, celle promise par le rêve américain notamment, et de la honte et de la tristesse induites par la perte de sa langue, de ses valeurs, qui s’additionnent à la honte et à la tristesse de ne pouvoir l’atteindre. Toutefois, là où c’est malgré tout lumineux, c’est la manière dont l’auteur interroge - même si ça semble presque un gros mot ces derniers temps -, la capacité de résilience des êtres, contraints de chercher un chemin ou des réponses pour survivre entre deux mondes, pour y trouver un endroit à soi ou… pour se trouver soi. Ce qui prend parfois une vie entière.
Maktaaq, de Gildas Guyot
In8
septembre 2020
288 pages
18 euros
ISBN : 978-2-36224-107-9
*Ne comptez pas sur moi pour spoiler la définition du titre. Une petite piste toutefois : c’est la madeleine de Proust des Inuits…
(Photo : Centre international de poésie Marseille)