Effarés visages
L’on s’immerge dans le dernier recueil de la poétesse Nathanaël Effarés visages sorti aux éditions Dernier Télégramme le mois dernier. Si certains textes datent de 2018, ce recueil a été achevé d’écrire en janvier 2020. À la lecture de cet ouvrage, nous n’échapperons pas à une multitude de références que nous avions déjà ou que nous acquerrons par la suite. Nathanaël évoque, entres autres, la poétesse Alejandra Pizarnik (dont on connaît les merveilleux poèmes et la triste disparition à ses trente-six ans) ainsi que le réalisateur japonais Mizoguchi Kenji. On le sait, dans le Japon de Mizoguchi, le bonheur n’existe presque pas. Lire Effarés visages en cette période de confinement est, sans aucun doute, une épreuve.
La vue, d’abord.
Celle du magnifique visage d’Antinoüs, favori de l’empereur Hadrien et mort noyé dans le Nil. Celle aussi des grands espaces, des lacs et des fleuves comme autant d’infinis.
Une question, surtout, qui nous taraude : quelle place pour la littérature ?
Devons-nous déclarer forfait, nous, lectrices et lecteurs, scriptrices et scripteurs, autrices et auteurs, face à l’image ?
"Si, comme Duras insiste, le cinéma se construit sur la défaite de l’écriture – son massacre – c’est à la latence de l’écriture qu’est redevable l’impossibilité du cinéma."
Le cinéma, comme la photographie, donne à voir, et les conséquences sont : "le désir d’être vu et le mal accompli par le regard".
"Nous avons la sensation d’être dehors. Et Nathanaël ne se passe pas de photographies qu’elle égrène dans le recueil."
La vue, plus que les autres sens, prend toute sa place dans ce recueil.
Il nous est donné à voir. Nous avons la sensation d’être dehors. Et Nathanaël ne se passe pas de photographies qu’elle égrène dans le recueil. L’on regrette parfois la couleur, tout particulièrement pour l’illustration représentant un courly rouge du brésil bien que l’on s’imagine volontiers ce rouge sur les rétines. On oubliera difficilement la dernière image "auto-portrait (dans un paysage)" de Claude Cahun.
Pendant les bombardements, à Nantes, il était préférable pour le père de Paul Virilio de mourir en plein soleil à l’air libre plutôt que dans les caves, noyés dans l’eau ou sous le sable, écrit Nathanaël. Paul Virilio s’allongeait, il est vrai, avec son père et à plat ventre dans les jardins.
"Pourra-t-on, un jour, être à la hauteur de "ce regard" que décrit l’autrice ?"
"À chaque nouveau regard, il faut se laver les yeux", disait Mizoguchi.
Il est impossible de lire Nathanaël sans débattre avec elle.
Pourra-t-on, un jour, être à la hauteur de "ce regard" que décrit l’autrice ? Voir est-ce être fidèle ? Faut-il choisir la fidélité à la réalité ?
La liberté, ensuite.
Les grands espaces pour se mouvoir, désirer vivre ou désirer en finir.
Nathanaël évoque "la prison du langage". Mais le langage, est-ce aussi une liberté ?
S’affranchir des échéances implique, en tous cas, prendre le risque du grand large.
Enfin, la mémoire.
Vaincre - comme cela a été écrit une quantité de fois - l’oubli.
Une mémoire des sens ou de l’écriture, ou encore, celle des images, pour affronter la disparition. Mais qui disparaît et qui demeure ?
"Voici le sens de la mémoire", écrit-elle, "dans les vingt ans qui me séparent d’une ville, seule la ville demeure, avec ses noms et ses injures. Ce n’est pas moi marchant dans la ville, ni même un fantôme, mais une forme d’éradication qui prend sans cesse la même porte. Lorsque le philosophe autrichien – il s’agit ici de Ludwig Wittgenstein - déclare qu’'un homme est prisonnier dans une chambre, dont la porte n’est pourtant pas verrouillée, si celle-ci s’ouvre vers le dedans et qu’il ne lui vient pas à l’idée de tirer au lieu de pousser', il ignore le problème de l’indifférence, qui est ceci : qu’une balle qui vise une glace transpercera le corps qui lui barre le chemin."
Il ne reste plus qu’à penser au départ et d’en choisir l’acception qui nous sied le mieux.
Effarés visages, de Nathanaël
Dernier Télégramme
Février 2021
11,50 euros
ISBN : 979-10-97146-30-6