Éditer en Nouvelle-Aquitaine pour mieux repousser les limites de la bande dessinée
S’ils assument tous deux une appétence militante à l’évocation de leurs activités, Alexandre Balcaen, fondateur des éditions Adverse, et Latino Imparato, directeur des éditions Rackham, mènent un genre de lutte salvatrice. À bonne distance de la surabondance éditoriale et de ses effets qu’ils jugent dévastateurs, ils défendent une vision de la bande dessinée en tant qu’art du saisissement. Installés en Nouvelle-Aquitaine depuis peu (Châtellerault pour le premier, Tarnac pour le second), ils souhaitent développer les initiatives locales et y poursuivre l’enrichissement de leurs catalogues respectifs, qui font la part belle aux œuvres patrimoniales et aux expérimentations formelles.
Quels ont été vos parcours et vos liens avec la bande dessinée avant de fonder les éditions Adverse pour l’un et de reprendre les éditions Rackham pour l’autre ?
Alexandre Balcaen : Mon parcours est relativement standard : après des études de formation aux métiers du livre, j’ai fait des stages au sein de librairies et de maisons d’édition spécialisées dans la bande dessinée. J’ai ainsi effectué mon stage de fin d’études aux éditions de L’An 2, avec Thierry Groensteen, puis j’ai rejoint L’Association dans la deuxième moitié des années 2000, durant lesquelles Jean-Christophe Menu tenait seul la barre. En parallèle, j’ai commencé à travailler bénévolement avec l’équipe de The Hoochie Coochie, jusqu’à m’y consacrer totalement à partir de 2010. J’ai fondé les éditions Adverse tout début 2016, sous une forme associative.
Latino Imparato : Mon parcours est plus atypique ! J’ai fait des études de lettres classiques en Italie, où je suis né. J’ai travaillé dans le domaine de l’art contemporain et je suis devenu, à 26 ans, éditeur d’art. Je me suis installé en France en 1985 avec ces bagages-là, et avec une grande passion pour la bande dessinée, que je lisais depuis ma plus tendre enfance. Je me suis ainsi inséré dans ce milieu presque naturellement, mais il faut dire qu’il ne ressemblait en rien à ce qu’il est devenu ! Au début des années 1980, la bande dessinée foisonnait partout en Europe, sauf en France. Avec deux amis, nous avons décidé qu’il fallait faire bouger les lignes. Nous avons fondé Vertige Graphic, aidés par beaucoup d’auteurs italiens et français. En raison des coûts de fabrication très élevés, très peu d’éditeurs s’éloignaient du traditionnel 48 pages. Il était plus simple pour nous de publier des auteurs étrangers, et nous voulions faire circuler des choses nouvelles. En 1998, j’ai quitté Vertige Graphic et j’ai repris les éditions Rackham. Et cette volonté de faire entrer un souffle d’air venant d’ailleurs m’anime encore !
Sur quels axes reposent vos maisons respectives ?
L.I. : Quand Alain David et Michel Lablanquie m’ont cédé les éditions Rackham, j’ai continué de publier essentiellement des auteurs étrangers. Les deux axes qui m’intéressent sont la multiformité de l’expression en bande dessinée, en particulier le côté plastique, et ce qui se développe autour de thématiques sociales et politiques.
A.B. : La politique éditoriale d’Adverse se développe autour de trois axes : un accompagnement de la création contemporaine française et internationale, une approche patrimoniale – un patrimoine assez récent, centré sur la poésie graphique des années 1960-1970 – et une approche critique. Cette dernière comporte à la fois une série d’essais (dont beaucoup de L.L. de Mars autour de la critique, de l’exposition, démonter certaines idées reçues, etc.) et une partie socio-économique avec notamment le texte que j’avais signé en ouverture du catalogue, Manifeste, et Communes du livre de L.L. de Mars, projet élaboré dans le cadre d’un groupe de travail autour des questions de diffusion mené par le SEA, le Syndicat des éditeurs alternatifs. En outre, depuis un an et demi, nous éditions une revue critique collective semestrielle, À partir de, que je codirige avec Jérôme LeGlatin. Elle regroupe six contributeurs réguliers et un ou deux contributeurs "invités" par numéro, et inclut des textes critiques, des abords esthétiques et d’autres plus socio-économiques. Selon nous, une approche critique de la bande dessinée ne peut pas faire l’économie des questions de production. Nous avons prévu un programme de six numéros, suffisamment pour mener un projet critique large et soutenu, mais pas interminable.
"Ce qui m’intéresse, ce sont toutes les œuvres qui suscitent des troubles véritables, toute entreprise de déstabilisation, de remise en cause, de mises en abyme, d’autoréflexivité."
Dans le Manifeste qui expose le programme d’Adverse, vous témoignez de votre volonté d’éditer des livres "fiévreux". Que cela signifie-t-il exactement ?
A.B. : L’axe général des éditions Adverse est très largement porté sur des questions d’expérimentation en bande dessinée – formalistes ou appliquées au récit à proprement parler. Quasiment aucun livre du catalogue n’épouse les formes de narration de type romanesque, autofiction, témoignage ou encore reportage. Ce qui m’intéresse, ce sont toutes les œuvres qui suscitent des troubles véritables, toute entreprise de déstabilisation, de remise en cause, de mises en abyme, d’autoréflexivité.
Vous avez tous deux récemment quitté Paris pour rejoindre la Nouvelle-Aquitaine. Comment se poursuit votre activité éditoriale dans la région ?
L.I. : Je suis né dans les Alpes italiennes et j’ai vécu toute mon enfance à la campagne. Je suis donc revenu à un milieu plus familier. Ce retour accompagne aussi le besoin de reconsidérer mon activité dans un contexte local. Ici, sur le plateau de Millevaches où se situe Tarnac, il y a beaucoup d’éditeurs ruraux, de sciences humaines, de livres d’art, etc. Ils collaborent souvent. Leurs réunions sont bien plus enthousiasmantes que les grandes fêtes nationales ! (Rires) Ils organisent des petites expositions, des tables rondes, avec un vrai souci de proximité avec les lecteurs. Le plateau a une vie culturelle d’une grande diversité et une attention poussée envers la bande dessinée.
A.B. : Je souhaitais également quitter la très grande ville, pour des raisons principalement économiques. Il faut dire que l’une des particularités des éditions Adverse est sa rencontre avec la micro-édition, le fanzinat, l’autoédition d’artistes. Un tournant dans mon rapport à la bande dessinée a été opéré via mon expérience avec The Hoochie Coochie, issu du fanzinat et qui comptait beaucoup d’auteurs s’autoéditant en revues ou autres. J’ai fini par considérer qu’une très grande partie des productions les plus passionnantes de la bande dessinée contemporaine n’intégrait pas les catalogues des grands éditeurs, ni même ceux des éditeurs indépendants ou alternatifs. Or, j’y voyais le vivier le plus stimulant de la création contemporaine ! Une partie du catalogue d’Adverse s’appuie donc sur ces auteurs. Pour autant, l’essentiel de l’activité commerciale de la maison (70%) s’établit sur la vente directe, via les salons et les festivals. La production – des tirages autour de 300 à 400 exemplaires – est très modeste et, pour 80% du catalogue, nous fonctionnons à l’artisanat. L’idée a donc été de mobiliser des techniques de production et de reliure issues du fanzinat et de l’autoédition tout en les poussant au maximum de leurs possibilités qualitatives.
Ce qui nécessite beaucoup d’espace !
A.B. : Il fallait un espace pour stocker mes papiers, les pièces détachées et pour créer un atelier. Autant de choses tout à fait inenvisageables à Paris ! L’espace dont je dispose ici est suffisamment large pour accueillir tout ce dont j’ai besoin, comme un gros copieur numérique, un massicot à bras, une grande cisaille, des perceuses à colonne, etc. La situation que l’on traverse ses derniers mois invite d’autant plus à cet éloignement de la capitale, à tenter de développer des réseaux de proximité, à ne plus considérer qu’une maison d’édition doit obligatoirement s’établir sur une couverture nationale, mais peut aussi se déployer par le biais d’initiatives locales.
"L’extraordinaire, c’est précisément ce qui peut apparaître au niveau local, quand on va à la rencontre des lecteurs et que l’on a le temps de discuter avec eux."
Quelles formes ces initiatives prennent-elles ?
A.B. : Par exemple, nous envisageons avec une maison de quartier d’organiser un petit festival de micro-édition graphique, à Châtellerault même. Par ailleurs, l’intégralité du catalogue des éditions Adverse a rejoint la fanzinothèque de Poitiers, avec laquelle de forts liens se nouent autour d’expositions et d’événements. La région accueille également un réseau d’amateurs de bande dessinée en milieu universitaire qui organise régulièrement des rencontres auxquelles des experts sont conviés. J’ai pu les rencontrer récemment et je serai amené à intervenir à nouveau. Tous ces échanges sont primordiaux pour nous faire connaître, d’autant que l’explosion des flux fait que l’attention ne peut pas se porter sur des productions dites marginales en librairie. Ma position d’éditeur s’articule beaucoup sur l’idée de la vente ferme, envisagée pour éviter des régimes de surproduction, de gâche, et aussi pour des questions d’engagement. Nos travaux sont en effet le fruit d’un engagement collectif. Si l’artiste touche des droits d’auteur, les ventes étant peu conséquentes, les revenus sont relativement faibles, et l’activité éditoriale intégralement bénévole. Or, pour que ces livres puissent exister, ils nécessitent un engagement à tous les endroits de la chaîne du livre. Et force est de constater que peu de libraires répondent à cet engagement.
L.I. : Le système qui s’est édifié ne sert pas vraiment la production d’un éditeur ayant un taux d’exigence important et dont le catalogue aborde des thèmes et des sujets pointus. La machine tourne désormais à toute vitesse, broyant tout ce qui lui tombe sous la main. Les dégâts environnementaux sont terribles. L’industrie du livre, telle qu’elle est structurée aujourd’hui, dans cette surproduction dont parlait Alexandre, m’est devenue insupportable, et je doute que quiconque puisse changer quoi que ce soit.
Malgré tout, des éditeurs comme vous existent et poursuivent leur travail…
A.B. : Ce "malgré" est un signe positif. Malgré les dysfonctionnements nombreux, si nous continuons à faire ça, c’est pour ce bouleversement parfois profond, intellectuel et sensible, que l’on ressent en tant que lecteur et que l’on transmet. On continue à avoir la foi dans ces choses, et quand on trouve des œuvres d’artistes nous paraissant avoir cette force-là, ce caractère "fiévreux" dont il était question précédemment, il faut y aller !
L.I. : En effet, l’extraordinaire, c’est précisément ce qui peut apparaître au niveau local, quand on va à la rencontre des lecteurs et que l’on a le temps de discuter avec eux. Quand un lecteur affirme que telle ou telle lecture l’a fait changer, a modifié son point de vue, on se dit que faire ce métier a encore un sens. L’essentiel reste la transmission.