Le livre d’occasion, un avenir souhaitable ?
L’explosion du marché du livre d’occasion fait entrer ce segment dans la cour des grands : à la fois pour des raisons économiques et écologiques, la profession commence à regarder d’un autre œil la revente de livres de seconde main.
En 2023, le ministère de la Culture a lancé une vaste étude pour cerner le contour de ce marché et de ses enjeux. Confiée à la Sofia, elle devrait paraître dans les prochaines semaines. Bertrand Legendre, professeur émérite en sciences de l’information et de la communication, responsable scientifique de cette étude, explique le phénomène1. Tous les chiffres2 sont au vert : augmentation de 11 % du nombre d’acheteurs et de 38 % du nombre de livres d’occasion achetés en cinq ans, croissance de 49 % du chiffre d’affaires en valeur, le livre d’occasion semble mieux s’en tirer en tendance que le livre neuf. Un livre sur cinq achetés en 2022 était un livre d’occasion (en volume). Ce marché pèse 350 millions d’euros de CA, soit 9 % du marché de l’édition en valeur : "Le circuit de l’occasion est devenu l’un des circuits du livre", déclare Bertrand Legendre. Un constat étonnant si l’on revient quelques années en arrière : l’occasion était alors déconsidérée, les librairies spécialisées hors du champ d’accompagnement des institutions, le sort de leurs ouvrages une première fois vendus n’intéressait pas les éditeurs… Cette circulation accrue des ouvrages est sans doute bon signe quant au développement de la lecture et de la bibliodiversité, puisque 57 % des ouvrages revendus ont paru depuis plus de dix ans et la moitié d’entre eux sont indisponibles en neuf. Mais elle questionne à plusieurs titres le modèle actuel de la chaîne du livre.
Aujourd’hui, dans certains domaines éditoriaux, la part du livre d’occasion est impressionnante : un ouvrage sur deux en polar, un sur trois en SFFF et romance. En jeunesse et BD également, la seconde main devient la norme. Pour Bertrand Legendre, "on ne peut pas parler de corrélation directe entre l’augmentation du chiffre d’affaires en occasion et une relative stagnation des ventes en neuf sur ces domaines. Il n’y a pas de renversement, mais les courbes ne sont pas les mêmes et on peut imaginer un effet ciseau à moyen terme, l’occasion dépassant le neuf". Le recours à des outils d’alerte pour attendre la nouveauté en occasion plutôt que de l’acheter neuve modifie clairement les comportements d’achat d’une frange de la clientèle traditionnelle.
L’entrée de nouveaux acteurs dans la chaîne
Si les braderies, bourses aux livres et revendeurs spécialisés continuent de trouver leur public, le livre d’occasion se vend très majoritairement sur Internet : 50 % des ventes passent par ce canal, contre 20 % pour le livre neuf. "Nous avons constaté une forte prédominance des places de marchés comme Amazon, la Fnac ou Rakuten. Mais ce sont surtout les acteurs de revente directe entre particuliers qui ont un rôle croissant : Le Bon Coin ou Vinted sont en passe de devenir les principaux lieux de revente du livre." Des acteurs sans aucun lien avec la chaîne du livre, mais qui pour beaucoup cherchent à s’appuyer sur les points de vente physique pour chercher du stock. "Les produits coûtent peu chers à l’unité et perdent très vite de la valeur. Il faut donc en permanence trouver du stock frais. Les acteurs passent leur temps à s’acheter et faire circuler des lots entre eux", ou encore montent des partenariats avec certains points de vente pour récupérer des ouvrages, comme Decitre-Le Furet pour Ammareal ou Cultura pour Lili. Le modèle économique de l’occasion n’est pas encore trouvé pour ces plateformes : elles touchent bien sûr des commissions sur les transactions, mais dégagent surtout des marges sur la refacturation des coûts d’expédition. Volume et flux sont les deux leviers de rentabilité.
Un espace pour imaginer des solutions ?
Ces acteurs majeurs génèrent donc du transport de façon massive : à l’aller pour faire venir du stock, en faisant transiter entre eux des lots puis en favorisant l’expédition auprès des clients finaux. Le Shift Project3, en montrant que la fabrication du papier est à l’origine d’une part majeure de l’impact carbone du livre, laissait penser que le réemploi était l’une des mesures les plus efficaces pour baisser le coût environnemental de la filière. Le modèle développé par ces acteurs internationaux, tel que le décrit l’étude, réduit en partie cette ambition. Il est également décevant de lire que les motivations des clients ne sont pas d’abord environnementales, mais économiques : il s’agit d’acheter moins cher. Néanmoins, l’argument écologique peut devenir un moteur important pour les collectivités : dans le cadre de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, les médiathèques seront amenées dans quelques années à se fournir en partie de produits issus du recyclage ou du réemploi. "On peut s’attendre à ce que certaines collectivités locales recommandent avec insistance à leurs bibliothèques d’acheter d’occasion, ce qui va peser directement sur le marché, analyse Bertrand Legendre. Il est difficile d’estimer aujourd’hui chez qui elles pourront se fournir et cela soulève la question de la diversité de l’offre disponible." Une perspective qui peut amener les librairies indépendantes de neuf à structurer une offre sélectionnée de livres d’occasion. Certaines s’y sont déjà mises, comme La Plume
franglaise, à Chasseneuil-sur-Bonnieure, en Charente. Mais l’un des enjeux majeurs de ce nouvel eldorado du livre reste la possibilité de tirer de ce marché peu contraint des revenus complémentaires pour les auteurices qui, rappelons-le, ne touchent rien pour l’instant de ces reventes. Espérons que cette piste sera saisie par le ministère…
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1. Entretien mené le 27 février 2024. Toutes les citations directes sont issues de cet entretien.
2. L’étude s’appuie sur un ensemble de données issues de GfK, d’une enquête auprès de 5 000 acheteurs et d’entretiens avec des professionnels, ainsi que sur l’aspiration et l’analyse des données de l’offre disponible sur les principales plateformes sur une période de six mois (données 2022).
3. Décarbonons la culture !, rapport du Shift Project, 2021.