Les Mains de Ginette
Il en va depuis toujours du mariage comme de la procréation : l’aventure est hasardeuse et il arrive qu’on ne récolte pas tous les espoirs qu’on y a placés. Pourtant, la rencontre sur le papier du trait enlevé de la dessinatrice Marion Duclos — autrice entre autres du superbe Ernesto paru chez Casterman — avec la plume fantasque du scénariste et écrivain Olivier Ka — dont on conseille chaudement Les Chroniques d’Hurluberland, aux éditions du Rouergue — donnerait presque envie de se faire passer la bague au doigt. Même si là aussi, Les Mains de Ginette, publié ces jours-ci aux éditions Delcourt, nous conte une histoire qui ne finit pas très bien.
Ainsi, Marcelin aime les gants en caoutchouc. Ou alors les mains des femmes, on ne sait pas trop quelle passion a entraîné l’autre. Toujours est-il que dans cette France des années 60, une France colorée mais aussi parodique, il s’est fait mission dans sa droguerie d’offrir aux ménagères des gants venant des quatre coins du monde. Impossible de ne pas y trouver son bonheur. Un bonheur presque aussi grand que celui ressenti par ce brave homme, le jour où il tient entre ses mains celles parfaites de Ginette, une cliente nouvellement arrivée au village. En bon commerçant, Marcelin a vite fait de conclure l’affaire. Et comme souvent en ces temps-là, suivent l’église, les cotillons… et bientôt les ennuis. En effet, Marcelin passant ses journées à chausser de merveilles les mains de toutes les femmes du village, une jalousie très vite maladive dévore Ginette, qui sombre peu à peu dans une folie destructrice qui réduira tout en miettes, y compris le symbole premier de leur amour…
On pourrait croire à une histoire noire, mais cela serait sans compter sur l’adresse des deux coauteurs. Olivier Ka a notamment depuis une trentaine d’années exprimé toute la variété de son talent dans des scénarios de bande dessinée, mais aussi dans le roman, la nouvelle ou encore le conte, genre auquel Les Mains de Ginette, par son traitement décalé, ses excès, ses aspects parodiques doit énormément. Ici, la vie de village comme un monde en soi, cette communauté, qui tour à tour partage des coups de blanc au troquet ou s’entredéchire, figure un théâtre symbolique, pareil au décor d’une fable. Plus loin dans l’album, la folie de Ginette, sa méfiance maladive, son caractère de harpie et de démone sont expliqués à travers les deux seules doubles pages en bichromie de l’album dans une narration rappelant la plus belle cruauté des frères Grimm. C’est d’ailleurs ce pas de côté qui, à l’époque d’une salutaire prise en compte de la parole des femmes et de leur place dans nos sociétés, fait que cette histoire de ménagère, de gants en caoutchouc ou de mégère hystérique ne sombre à aucun moment dans une caricature sexiste. Ce miracle est aussi bien évidemment à mettre sur le compte d’une narration soignée, une écriture au plus près de son sujet, dont on devine qu’elle a laissé le soin du découpage à la dessinatrice. À l’heure où les librairies sont encombrées de nombre d’albums volumineux devant plus à la grammaire kirghize qu’à la langue de Proust, on ne peut donc que s’en féliciter.
"C’est dans tout ce travail de contraste entre une histoire d’amour tragique et un univers coloré que cet album bâtit sa singularité."
Mais c’est aussi le dessin de Marion Duclos, dans son aisance affirmée d’album en album et dans ses nouvelles prises de risque, qui offre aux Mains de Ginette une originalité sincère et fidèle à l’histoire imaginée par Olivier Ka. Impossible d’abord de ne pas être frappé par le travail sur les couleurs. Réalisées en direct sur le dessin, celles-ci illuminent les pages d’un caractère que certains pourraient qualifier de clinquant, quand en vérité il participe pleinement à la narration. Ces cheveux bleus, ces visages violets, ces ombres vertes ou rouges — Marion Duclos utilisant une couleur de contraste toujours différente mais toujours franche pour chaque séquence — sont parties prenantes de la narration. Elles disent les personnages, elles racontent leurs humeurs, leurs émotions. Difficile alors de ne pas penser au cinéma de Jacques Demy, tant parfois aussi certaines scènes — à l’église, au bar — donnent à penser par leur composition que l’on est en train de lire une comédie musicale que le réalisateur des Demoiselles de Rochefort aurait fort à parier appréciée. C’est dans tout ce travail de contraste entre une histoire d’amour tragique — celles qui finissent mal en général pour rester dans la chanson — et un univers coloré que cet album bâtit sa singularité. On soulignera aussi la prouesse de Marion Duclos à ne jamais représenter les fameuses mains de Ginette, que ce soit dans les scènes de tendresse ou de violence, alors que les mains dansent partout dans cet album qui prend souvent des allures de ballet, comme avec les concerts d’applaudissements au mariage de nos tourtereaux ou les accolades des bandes de copains de Marcelin.
Les Mains de Ginette est en tout point une franche réussite. On peut juste regretter que ce pauvre Marcelin n’ait pas eu la chance de lire Pierre Jouve. Cela lui aurait épargné bien des tracas en comprenant que, comme pour les femmes, il n’y a "pas de plus douce main que celle qui s’enfuit".
Les Mains de Ginette, de Marion Duclos et Olivier Ka
Éditions Delcourt
Mars 2021
104 pages
16,50 euros
EAN : 978-2413019480