Abou Leila
Premier long métrage d'Amin Sidi-Boumédiène, Abou Leila raconte la traque d'un supposé terroriste à travers le désert algérien dans les années 1990. Le film, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et la Charente-Maritime, fabriqué en partie à La Rochelle et Rochefort, sort en salle ce mercredi 15 juillet. Prologue a rencontré le réalisateur Amin Sidi-Boumédiène, le coproducteur algérien Yacine Bouaziz (Thala Films) et la coproductrice française Claire Charles-Gervais (In Vivo Films).
Le film traite sur le mode allégorique de la décennie noire qui a frappé l’Algérie dans les années 90. Quel âge aviez-vous à l’époque ?
Amin Sidi-Boumédiène : J’avais entre dix et vingt ans. J’ai été énormément marqué par cette période. On ne peut pas la comprendre de l’extérieur. Les attentats tuaient aveuglément. À cette époque, notre seul horizon était la violence, tous les autres aspects de la vie étaient occultés. Par chance, je n’ai pas été touché directement, mais le simple fait d’aller au lycée en bus était un risque. Je me souviens de la peur, de l’incompréhension, de l’impossibilité de se projeter dans le futur. C’était un tunnel qui a duré jusqu’en 2000-2002, jusqu’au projet d’amnistie mis en place par Bouteflika. Une amnistie très controversée puisqu’elle pardonnait à des terroristes, sans prendre en compte l’émotion des familles des victimes. Quand tout s’est terminé, il a fallu rattraper notre jeunesse.
Votre film commence comme un thriller politique : un homme abat froidement un avocat en pleine rue. Or le reste du film nous entraîne dans un voyage intérieur traumatique. Pourquoi ce prologue ?
A.S-B. : Je voulais montrer un terroriste tuer. C’était une manière pour moi de me positionner contre les théories du complot qu’on entend en Algérie, selon lesquelles la violence aurait été le seul fait de l’État algérien. Je pense que l’État a effectivement profité du "bordel" ambiant pour régler quelques comptes et infiltrer certains groupes terroristes, mais nier totalement l’existence de ces groupes et des événements politiques à leur origine serait irresponsable et faux. Cette scène réaliste, tournée en plan-séquence, donne un visage à ce terroriste qui ne sera ensuite qu’un mirage.
Qui est Abou Leila ?
A.S-B. : C’est un personnage volontairement peu défini. Je ne voulais pas faire une étude de caractère. Il n’y a pas de psychologie. Abou Leila est une sorte de fantôme qui obsède les deux autres personnages du film : Lofti et l’homme-sans-nom. On le retrouvera d’ailleurs à la fin du film, sous une autre forme. Abou Leila est le symbole d’une violence que les personnages pensent poursuivre alors qu’ils la fuient.
Vos deux personnages, Lofti et l’homme-sans-nom, sont très énigmatiques…
A.S-B. : L’un d’eux se ment à lui-même : Lofti croit que sa force lui a permis de dépasser la violence dans laquelle il vit. Il semble en position de force à cause de son métier et de cette tendresse de grand frère qui le lie à son ami d’enfance. Mais il porte en lui une tristesse diffuse. L’autre personnage, celui qui n’a pas de nom, a déjà perdu son âme. Tous les deux essaient de se rattacher l’un à l’autre, de retrouver une forme de fraternité. Il n’y a pas de contexte précédant l’action : c’est au spectateur de reconstituer ce qui s’est passé. Je voulais ménager de l’espace pour l’imagination, ne pas asséner de thèse.
"Tout le film montre la fragilité d’un peuple malmené qui veut fuir pour se retrouver, s’élever et faire de son âme autre chose qu’un réceptacle à la violence."
Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ?
A.S-B. : J’ai eu la chance d’avoir des acteurs intelligents qui ont parfaitement compris le film. On a eu de très longues discussions sur le fond. Slimane Benouari vient du théâtre, Lyes Salem est davantage un acteur de cinéma. Très vite, les deux acteurs se sont calés l’un sur l’autre. Leur entente et leur complicité durant le tournage ont beaucoup apporté au film.
Ces deux amis, ces deux frères, semblent être eux-mêmes des allégories de tout un peuple…
A.S-B. : Oui, tout le film que ce soit sa forme, sa structure ou ses personnages, est allégorique de cette période de guerre civile des années 90 durant laquelle des Algériens s’entretuaient. Des Musulmans tuaient d’autres Musulmans. C’est la scène de cauchemar dans la voiture : "Je t’aime mais je vais devoir te tuer et je ne sais même pas pourquoi je dois faire une telle chose." Tout le film montre la fragilité d’un peuple malmené qui veut fuir pour se retrouver, s’élever et faire de son âme autre chose qu’un réceptacle à la violence.
La figure de style de l’allégorie était-elle présente dès les débuts de l’écriture ?
A.S-B. : Je voulais éviter la chronique politique et sociale. Je ne suis ni un historien, ni un politicien : je suis un cinéaste. Je suis notamment très inspiré par la tragédie grecque. L’idée de catharsis m’intéresse : aujourd’hui en Algérie, il y a un besoin de déverser certains souvenirs. La société civile n’a pas encore pris en charge les traumatismes subis. La figure de l’allégorie, on la retrouve dans mon court métrage, L’Île.
Yacine Bouaziz : Amin a une vraie vision de cinéma. Avec mon associé Fayçal Hammoum, on a produit ses deux courts métrages Demain Alger et L’Île. Abou Leila en est la continuité et la suite logique de notre collaboration.
Claire Charles-Gervais : Avec mon associée Louise Bellicaud, on a adoré L'Île. À la lecture du scénario d’Abou Leila, on a tout de suite imaginé ce que pouvait donner le film.
Votre film se construit autour de deux mouvements ambivalents : une errance lancinante et d’intenses scènes cauchemardesques…
A.S-B. : Oui, je ne voulais pas de cheminement programmatique. Les hallucinations surgissent et montrent les peurs qui hantent le personnage. Elle révèle l’inconscient de celui qui ne trouve pas sa place dans la société. On pénètre dans le cerveau traumatisé de l’homme sans nom.
Le film se déroule presque entièrement dans le désert. Où avez-vous tourné ?
A.S-B. : J’ai tourné dans le Sahara algérien. D’abord dans le nord, à Béni Abbas, puis dans le centre, à Timimoun, et enfin dans le sud, à 70 km de Djanet, à la frontière libyenne. J’ai pris deux ans pour effectuer ces repérages. Je cherchais une grande variété de paysages désertiques. Quand on parle de terrorisme en Algérie, on pense tout de suite à la ville d’Alger et les régions alentour, qui ont été les plus durement touchées. Moi, je voulais placer mon action loin de la ville. Dans le désert, on est seul face à soi-même.
"Avec les acteurs, on a réajusté les mots pour qu’ils sonnent de la façon la plus juste et la plus réaliste dans leur bouche."
Vos dialogues restent très allusifs, comme si vous vouliez laisser le spectateur dans l’inconfort, obligé de décrypter ce qui se dit…
A.S-B. : J’ai travaillé les dialogues de manière très instinctive, en évitant tout dialogue explicatif. On ne comprend le passé des personnages qu’en milieu de film, par des réminiscences auditives, puis, à la fin, par des réminiscences plus visuelles. Mes personnages parlent en dialecte algérien. Utiliser l’algérien au stade du scénario n’est pas facile car c’est une langue essentiellement parlée et non écrite. J’ai d’abord écrit en français, puis j’ai fait traduire le scénario en algérien dialectal, je l’ai corrigé à ma sauce. Et, avec les acteurs, on a réajusté les mots pour qu’ils sonnent de la façon la plus juste et la plus réaliste dans leur bouche.
Avez-vous eu des problèmes avec les autorités concernant le tournage d’un sujet aussi sensible ?
Y.B. : Il n’y a eu aucune résistance de la part des autorités. Au contraire, le ministère de la Culture nous a attribué une aide à la production par le biais du FDATIC, qui est un peu l’équivalent du CNC.
A.S-B. : On m’a demandé de changer deux ou trois choses, des scènes qui pouvaient être mal interprétées. Une scène dans laquelle un flic tue, c’est toujours problématique. Mais j’ai vraiment fait le film que j’ai voulu. En fait, la censure ne se situe pas là, mais plutôt dans le manque de diffusion du cinéma algérien en Algérie.
Y.B. : Les choses changent. Un politique de diffusion est en train de se mettre en place. On compte maintenant une cinquantaine de salles équipées en DCP sur tout le territoire. Abou Leila va d’ailleurs faire partie de cette nouvelle stratégie de visibilité du cinéma algérien.
Quel a été le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine ?
C.C-G. : La Nouvelle-Aquitaine nous a octroyé 117.000 € d’aide à la production, et le Département de la Charente-Maritime 33.000 €. Nous entretenons un lien très fort avec la Nouvelle-Aquitaine puisque notre société de production In Vivo est basée à La Rochelle depuis 2015. Mon associée Louise Bellicaud y réside. L’équipe de tournage était en majorité algérienne, mais nous avons tourné les scènes d’hallucination dans les studios TSF de La Rochelle. Et une grande partie de la post-production s’est déroulée au Studio Alhambra, à Rochefort.
(Photo : Quitterie de Fommervault)