"Anhell69" : beautés nocturnes et spectrophilie
Durant sa résidence au Chalet Mauriac, Théo Montoya aura donné naissance à un projet hybride et passionnant. A la fois manifeste politique et social, Anhell69 peut se voir comme un film de genre queer, mais pas uniquement, dans la mesure où le jeune réalisateur colombien brouille les pistes avec un art consommé de la citation. Ce dernier emprunte autant aux surréalistes qu’aux séries B ou encore au fantastique. Le cinéaste et poète colombien Victor Gaviria reste une référence notoire. Il en ressort un film terriblement émouvant qui permet, et ça n’est pas la moindre de ses qualités, de décloisonner les genres pour nous intéresser à un passionnant cinéma, entre docu et fiction.
Une berline s’avance dans la nuit noire, dont l’intérieur parait flamboyer, sur l’asphalte sombre et résonnant. Un ronflement sourd et très vite la voix off, presque lancinante, d’un homme qui pèse ses mots. Cette berline, dont nous devinons très rapidement qu’il s’agit d’un corbillard, nous la retrouverons tout au long du film. Elle est le siège de cette voix off. La voix d’un mort. Le procédé narratif renvoie à la figure de Joe Gillis dans Le Crépuscule du Boulevard. Ici un corps meurtri dit le malheur d’une communauté au cœur d’un pays en décomposition, d’une ville, Medellín, dont il est dit qu’elle n’a pas d’horizon. Un futur impossible à formuler dont on devine qu’il est hypothéqué par la mort omniprésente qui entoure et hante l’ensemble des protagonistes. Le point de départ, un casting. Face caméra des hommes, des transgenres, dont Anhell69, répondent au réalisateur. Le cinéma devient pour ces êtres en quête effrénée de tendresse, le seul et vrai refuge, l’endroit où on peut pleurer. La plupart vivra le temps de cette exposition face caméra et mourra loin d’elle. Ces visages beaux, étonnamment serins et leurs voix ténues, filmés en plan fixe, racontent tous l’impossibilité de vivre dans un pays gangréné par la violence et la défiance vis-à-vis de la communauté de "ceux qui sont de trop". Théo Montoya nous montre des êtres aux visages d’anges qui vivent en enfer.
Quelques images, toujours nocturnes et troublantes, offrent la possibilité d’une incursion dans ce monde queer et d’êtres masqués. Sous la lumière des stroboscopes et de sons puissants, les corps dansent et se livrent. Quelques ombres fantomatiques, sans visages, errent parmi les vivants, renvoient immanquablement à l’invisibilité mortifère de ces êtres. La Colombie est ici un être vorace qui, si elle recèle d’images pieuses à tous les étages, et après avoir marginalisé les déviances et les corps mi-homme mi-femme, s’apprête à les éradiquer. La fable dystopique prend les contours d’un film de série B Cormanien1, fait de masques rouges et de feux incandescents. Entre l’acmé suscitée par des images documentaires insurrectionnelles et la quiétude d’images nocturnes aux nombres desquelles cette limousine en mouvement, d’images de cimetières refuges et lieux d’hommage aux disparus, le film bat au rythme d’un souffle onirique puissant.
Si l’aube – apaisante - finit par surgir, les fantômes, seuls liens entre les morts et les vivants, eux, subsistent. Ils vivent désormais auprès des leurs. Le cinéma de Montoya restitue avec grâce l’histoire de cette communauté qui attend que le présent advienne. Il fallait une forme fluide pour montrer l’hybridité de ces êtres dévorés par un trop plein d’amour. Un film colombien social et politique, et, ô combien universel.
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1. Le terme "Cormanien" fait référence au réalisateur Roger Corman, auteur notamment du film La Chute de la maison Usher, 1960