Anne et Minh Truong Delfosse : les éditions Nazca révèlent deux nouveaux noms dans le paysage du manga français
Cocktail d'humour décomplexé, de combats, de scènes sexy et d'univers fantastiques, Ichigo Stories est le premier album d'Anne et Minh Truong Delfosse. L'occasion de découvrir deux jeunes mangakas français, qui dévoilent leur savoir-faire et la diversité de leurs imaginaires dans cette compilation de six histoires courtes, aux éditions Nazca.
Avec ce titre, la maison d'édition niortaise Nazca renforce la ligne éditoriale qu'elle développe depuis 2018, à savoir la valorisation de mangas d'auteurs non japonais. Après nous avoir révélé des artistes coréens, chinois ou encore taïwanais, ce sont cette fois-ci deux Français qui rejoignent leur catalogue. Notons que si le manga se développe sur notre territoire dès les années 2000, notamment grâce aux éditions Ankama, leader encore incontesté du genre, deux tendances s'y distinguent : les titres qui reprennent les codes de la bande dessinée nippone tout en inventant leur propre esthétique, et ceux qui s'ancrent résolument dans la pure tradition de leurs modèles. Ichigo Stories fait clairement partie de ces derniers, pétri des codes graphiques du shônen1, tant dans le design des personnages, des décors et des costumes, que dans le découpage dynamique ou encore la maîtrise des speelines2. Les thématiques abordées ne sont pas en reste : si la première histoire, qui mêle dieux vengeurs et art de la pâtisserie, peut étonner les non-initiés, elle s'inscrit tout à fait dans la lignée des mangas culinaires tels Yakitate ja-pan !!!, qui associent le dynamisme du shônen au thème de la gastronomie.
Pour autant, et bien que le motif de la fraise soit omniprésent, du titre à la couverture, il ne s'agit pas d'un manga culinaire. Sur un rythme tout d'abord déconcertant, les deux mangakas nous font découvrir l'éventail de leurs centres d'intérêts et de leurs mondes imaginaires, avec une part belle au fantastique : on y croise des créatures animales dotées de la parole, annonciatrices du réchauffement climatique, des guerriers et leurs pouvoirs surnaturels, des monstres vaudous aux allures de kaiju3 et des extraterrestres qui sirotent un verre avant de partir en mission sur terre. Loin de se prendre au sérieux, ces Ichigo Stories sont pimentées par un ton résolument déjanté, qui s'inscrit là encore dans les codes du shônen qui a toujours su intégrer le gag dans des scènes clairement dramatiques. Autre clin d’œil au genre, les intentions sexy franchement assumées : corps plantureux et décolletés vertigineux, corps d'éphèbes à la limite de la caricature, postures suggestives... Notons que ce goût pour la volupté est traité, et cela vaut la peine d'être souligné, avec une belle équité entre corps masculins et féminins, autant érotisés les uns que les autres.
"Entre chaque histoire, un aparté met en scène [les auteurs], permettant d'expliciter leur expérience de la création, du travail d'écriture, mais aussi de dévoiler des récits plus intimes."
Petite pause dans cette avalanche de scènes survitaminées, l'histoire intitulée Mon frère est notablement différente des autres : univers réaliste, pages muettes et dénouées de toute forme d'humour, et vibrant appel à l'amour fraternel. Plutôt que la fraise, c'est en fait la famille qui est le véritable fil rouge du recueil, traitant de l'importance de la fratrie, de la solidarité familiale et des rivalités de clans, du désir d'enfant ou encore de la quête du père. Ce parti pris déborde même du cadre de la fiction, pour s'appuyer sur l'expérience des auteurs : entre chaque histoire, un aparté les met en scène, permettant d'expliciter leur expérience de la création, du travail d'écriture, mais aussi de dévoiler des récits plus intimes. Ils y abordent leur parentalité, dessinant un départ précipité vers la maternité qui viendrait interrompre l'une des histoires, ou des aspects très personnels de leur vécu comme ce témoignage d'Anne Truong Delfosse, qui explique avoir été orpheline jeune. Cette mise en scène n'est pas inédite dans le manga : il n'est pas rare qu'en fin de chapitre4, les mangakas s'adressent directement aux lecteurs, de façon généralement humoristique, pour donner de leurs nouvelles au cours de l'écriture d'un manga. Toutefois ce procédé est ici détourné par les auteurs afin de se présenter au public, comme nouveaux arrivants sur la scène très chargée de la bande dessinée.
Ces confessions, sous formes de conversations imaginaires et de fausses interviews, sont enfin l'occasion d'appuyer la morale des différentes histoires, et on retrouve, là encore, les classiques du shônen : la capacité au sacrifice pour protéger ceux que l'on aime, l'importance de la loyauté et de la persévérance, et celle d'aller jusqu'au bout de ses rêves... En réalisant leur premier manga aux alentours de quarante ans, après une reconversion professionnelle, Anne et Minh Truong Delfosse illustrent ce dernier principe à merveille.
1Mangas ciblant prioritairement les garçons et adolescents, bien que lus par des publics beaucoup plus variés. Un titre phare du shônen est la série Naruto.
2Lignes de vitesse, qui créent l'illusion du mouvement.
3Monstre géant de type Godzilla.
4Au Japon, les mangas sont d'abord publiés chapitre par chapitre dans des revues, avant la parution en recueils.