Atarrabi et Mikelats
Neuvième long métrage d'Eugène Green, Atarrabi et Mikelats retrace l’histoire bouleversante de Mari, une déesse de la mythologie euscarienne qui confie ses deux fils au Diable. Soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA, ce film tourné au Pays basque et dans la langue basque sort en salle ce mercredi 1er septembre.
Comment avez-vous eu connaissance du mythe d’Atarrabi et Mikelats ?
Eugène Green : Cela fait longtemps que je m’intéresse à la culture basque. Jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, la culture orale était très importante parmi les paysans. La mythologie basque est très ancienne et très riche, et les Basques ont une littérature ancienne, mais jusqu’alors la mythologie paraissait peu dans les textes. Jose Miguel Barandiaran, un prêtre et anthropologue du Pays basque sud, réfugié dans le nord, dans le village de Sare, a décidé de collectionner un maximum de ces récits. Et il a notamment écrit une version de ce mythe, que moi j’ai trouvé dans son Dictionnaire de mythologie basque.
Quand avez-vous décidé de l’adapter au cinéma ?
E.G. : Dans mon roman Les Voix de la nuit, un prêtre racontait déjà ce mythe. Au cours du tournage de Faire la parole, mon documentaire sur la langue basque, je l’ai raconté aux jeunes que je filmais. C’est un mythe de l’époque païenne, mais qui a été christianisé par la suite. Les jeunes étaient intéressés, mais comme ils étaient imprégnés de culture anticléricale, quelque chose les gênait. De mon côté, je trouve que le mythe prend un sens très profond grâce à ce mariage du panthéisme et du christianisme. C’est l’originalité du christianisme basque : c’est un syncrétisme. Mais surtout, j’ai remarqué que même parmi les Basques qui ont appris la langue, cette culture ancestrale reste largement méconnue. J’ai donc décidé d’en faire un film.
Pourquoi avoir choisi de le tourner en basque ?
E.G. : Je voulais absolument le faire en basque. Pour moi, ce film est un moyen d’aider les Basques à se réapproprier leur culture, qui a été très menacée : au sud par le franquisme (la langue basque était totalement interdite pendant la dictature de Franco), et au nord, par le jacobinisme, qui avait un programme d’extermination de toute langue autre que le français sur le territoire national. La langue basque est divisée en dialectes, et dans les années 1960, au début de la sortie du franquisme, l’Académie Basque a œuvré à l’édification d’un basque unifié, qui serait la base d’un basque littéraire, compris par tous les Basques. Ils l’ont fondé sur le gipuzkoan. Et depuis, tous les écrivains écrivent en euskara batua, que nous avons utilisé dans le film.
Dans quelle langue avez-vous écrit le scénario ?
E.G. : En français, puis il a été traduit par une poétesse basque, Itxaro Borda. Sur le tournage, on avait la version bilingue, et il arrivait que l’on discute de telle ou telle traduction avec les bascophones. Les cas litigieux pouvaient être des mots qui n’ont pas d’équivalent en basque. "Adieu", par exemple, qu’en basque on a dû traduire par "au revoir pour toujours" ("agur betiko"). Par ailleurs, l’ordre de la pensée basque est presque inversé par rapport au français, ce qui pose des questions de sous-titrage, puisque le spectateur lit ce qui n’est pas encore dit ; mais ça, c’est inévitable.
"Je trouve très important que ce film soit une version de référence du mythe, de ce que pourrait être un cinéma basque aussi, et pour cela je voulais que la langue soit une sorte de modèle."
Est-ce que ce choix a eu une influence sur la façon dont vous avez dirigé les comédiens ?
E.G. : J’étais accompagné d’une assistante linguistique, Audrey Hoc, très rigoureuse et attentive à toute prononciation qui s’écartait du batua. Pour les jeunes acteurs, qui ont fait leur scolarité dans cette langue, cela ne posait aucun problème. Pour d’autres, c’était plus compliqué. Mais je trouve très important que ce film soit une version de référence du mythe, de ce que pourrait être un cinéma basque aussi, et pour cela je voulais que la langue soit une sorte de modèle. Heureusement, j’ai appris assez de basque pour savoir à peu près où les acteurs en étaient du texte pendant le tournage ! La plupart étaient francophones, mis à part l’acteur qui interprète le père supérieur du monastère, ce qui facilitait la communication.
Pour en revenir au mythe lui-même : quels sont les éléments que vous avez empruntés et ceux que vous avez inventés ?
E.G. : La version de Barandiaran n’était qu’un point de départ pour moi, et j’ai donné un sens très personnel au mythe. J’ai gardé les éléments récurrents dans toutes les versions : les deux frères, fils de Mari, sont confiés au Diable pour leur éducation. Mikelats veut rester, Atarrabi veut partir, mais quand il s’en va, le Diable garde son ombre. L’épisode de l’orage est aussi présent dans toutes les versions du mythe, et le fait qu’Atarrabi meure de sa propre volonté dans une église, pendant la consécration, ainsi que le jugement par ordalie, avec la présence des vautours, puis des colombes qui emportent le corps. Cette fin était un peu trop sulpicienne selon moi, j’ai simplifié la scène… À partir de ces éléments récurrents, j’ai brodé, et j’ai ajouté notamment les personnages d’Udana et de sa fille, Usoa.
On trouvait déjà ce motif des frères ennemis dans votre premier film, Toutes les nuits…
E.G. : Ce qui me fascinait dans l’œuvre non achevée de Flaubert à l’origine de Toutes les nuits, c’était ces deux amis aux caractères opposés, mais qui contiennent chacun l’autre. Une sorte d’oxymore, où l’une des deux options prend le dessus. Dans Atarrabi et Mikelats, on peut dire qu’ils sont deux possibilités virtuelles. Si on pense comme les jésuites, les deux frères choisissent rationnellement leurs voies. Moi, je ne pense pas. Je pense qu’ils ont des destins différents, mais chacun aurait pu faire un autre choix. Dieu peut donner la grâce, mais on peut la refuser. De manière générale, dans mes films ou mes romans, quand les personnages choisissent de suivre leur destin, ils paraissent aux yeux du monde moins heureux que s’ils ne l’avaient pas choisi, mais ils sont libres. Tandis que ceux qui refusent la grâce se sentent libres, mais ne le sont pas. C’est le cœur de la discussion au cimetière entre Atarrabi et Mikelats, où chacun dit que l’autre est un esclave.
"Pour moi, tout ce qui relève du surnaturel au cinéma doit être créé avec des moyens naturels, comme je l’avais fait dans Le Monde vivant. D’ailleurs, le film est tourné en pellicule."
Comment avez-vous abordé le surnaturel dans l’esthétique générale du film ?
E.G. : Pour moi, tout ce qui relève du surnaturel au cinéma doit être créé avec des moyens naturels, comme je l’avais fait dans Le Monde vivant. D’ailleurs, le film est tourné en pellicule. Nous avons donc utilisé des moyens pyrotechniques chez le Diable. Parfois, certaines contraintes matérielles nous ont obligés à utiliser des outils numériques, comme pour l’orage, ou pour l’ombre d’Atarrabi que nous avons effacée en postproduction.
Vous avez réalisé des films de cultures différentes, et notamment au Portugal et au Pays basque. Le film s’ouvre d’ailleurs avec une citation de Pessoa ; voyez-vous un lien entre ces deux cultures ?
E.G. : Oui, bien sûr. Thierry Biscary (le Diable du film), en revenant d’un voyage au Portugal, m’a d’ailleurs dit avoir ressenti une familiarité, là-bas. Ce sont deux cultures à la fois atlantiques et montagneuses. Plus généralement, je me sens profondément européen. Je résiste comme je peux à la fin de la culture européenne, et il me semble qu’on en retrouve le génie chez les petits peuples, conscients de devoir lutter pour garder leur identité. La culture européenne est à la fois une culture, unie, mais aussi une multitude de cultures.
Votre film participe de cette résistance ?
E.G. : Je l’espère. D’ailleurs, je voulais que l’on comprenne que le mythe se passait dans le monde d’aujourd’hui. C’est une invitation à retrouver une spiritualité malmenée par le monde contemporain, le monde du tourisme et des voitures que l’on voit au début du film. Il faut accepter ce mythe non pas comme une histoire antique, mais actuelle, et je suggère au spectateur qu’il faut essayer de retrouver le sens de ce mythe, puisqu’il est encore vivant en nous. C’est même la part de nous la plus vivante, mais aussi la plus cachée. Et peut-être que ce monde spirituel, introspectif, a été aperçu par certaines personnes pendant le confinement... C’est aussi, d’une certaine manière, un film écologique. Les Basques sont écologistes depuis toujours, puisqu’ils sacralisent la nature.
La déesse Mari représente l’ensemble du monde naturel, et comme lui, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Ce sont les hommes qui distinguent le Bien du Mal. Mais si on la traite avec amour, comme le fait Atarrabi, qui aime toutes les créatures et même les matières qui semblent inanimées, Mari peut connaître une conversion, et se tourner vers le Bien.
Cet entretien est extrait d'un entretien réalisé par Louis Séguin le 15 juin 2020, à Paris, transmis par UFO Distribution.