Au Goethe-Institut Bordeaux, la bibliothèque du corps et de l’esprit
En novembre 2019, Luise Holke a initié la refonte de la bibliothèque franco-allemande (BiFA) au Goethe-Institut de Bordeaux, institut culturel situé dans le quartier des Chartrons. Une réflexion passionnée sur le fonds et sur la forme, afin d’ouvrir ce lieu à de nouveaux publics et de nouveaux usages. Rencontre en mouvement dans cet espace des possibles.
Quel rôle et quelle place doivent occuper les bibliothèques dans nos sociétés, nos villes, nos quartiers ?
Luise Holke : C’est un lieu essentiel, démocratique et accessible ; un lieu de rencontre et d’échange ; un lieu où l’on se sent bien ; un lieu gratuit ou presque. Ça va bien au-delà des livres et des thématiques : il s’agit de proposer un espace au centre des villes pour partager des savoirs, mais aussi d’autres offres, comme du sport. Ici, on a essayé les cours de yoga, de qi-gong ou encore de Pilates, par exemple. C’est impressionnant de percevoir les espaces et les livres d’une autre manière. Si on s’allonge par terre, on peut découvrir des ouvrages, simplement parce qu’on change de position. Et l’espace dans lequel on se trouve me paraît fait pour danser, pour bouger ! Je pense que tout est lié : le savoir, l’apprentissage et le bien-être dans le corps ; il faut se sentir bien, centré, pour ensuite se plonger dans la lecture ou dans la création. L’essence d’une bibliothèque, c’est l’inspiration !
Pouvez-vous rappeler brièvement l’historique de cette bibliothèque et la manière dont vous avez pensé la cohabitation des différentes époques ?
L.H. : On se trouve dans un hôtel particulier bordelais typique avec une lumière fantastique. Le Goethe-Institut Bordeaux a été fondé le 1er mai 1972 et, depuis 2006, la bibliothèque fait partie de la bibliothèque universitaire Bordeaux Montaigne. Depuis 2016, on trouve aussi le Consulat d’Allemagne dans l’immeuble. J’avais la volonté de faire de la bibliothèque le cœur battant de ce lieu et de le changer d’une manière douce.
Les 210m² de la bibliothèque sont répartis en quatre espaces principaux. Le premier est la grande salle d’entrée, qui auparavant était juste un lieu de passage. Maintenant, on peut s’y attabler et être vu depuis le cours de Verdun – cette ouverture sur l’extérieur est importante. Le deuxième espace est la salle de lecture. C’était une salle très sombre, qui plus est côté nord. Du point de vue de la lumière, il y avait un immense contraste avec la première salle. Au début, je pensais qu’il faudrait faire des travaux, mais nous avons trouvé une autre solution pour garder l’aspect authentique de cette salle, en installant un luminaire. Le troisième espace, c’est la salle vitrée, avec également une belle lumière naturelle. Nous avons déplacé l’espace enfants pour qu’il existe un lieu plus "cosy" et plus éloigné de la salle de lecture, afin que tous les usagers soient confortablement installés. Enfin, le quatrième espace est un espace sans fenêtre, mais une partie du public aime y travailler.
Nous avons donc quatre salles très différentes. Dans cette refonte entièrement financée par le Goethe-Institut, un des principaux challenges a été d’homogénéiser la lumière. Il nous fallait aussi quelque chose de clair, d’épuré, et qui ne lutte pas contre l’environnement existant.
C’est ainsi qu’est né ce luminaire intitulé FR.EU.DE, pour la salle de lecture située plein nord ?
L.H. : Oui. C’est une chance d’avoir pris conscience de ce mot FREUDE, qui signifie la joie en allemand. Si l’on regarde bien, on peut obtenir les trois sigles FR.EU.DE, soit France, Europe, Allemagne. C’est l’essence même du lieu ! Ce luminaire, comme tous les autres, est de Bernhard Dressecker. Le designer a écrit, à propos d’Ingo Maurer, le grand maître des lumières à Munich : "Gutes Licht macht glücklich, Ingo Maurers Kreationen machen glücklicher1." Pour moi, cette citation est valable pour ses créations à lui aussi !
"Ce sont les usagers qui disposent du lieu : pour lire, travailler ou pour contempler. Je souhaite que ce lieu puisse être redéfini par chaque usager."
En quoi le mobilier choisi est-il un reflet de notre époque ?
L.H. : Il était très important qu’il y ait une flexibilité dans l’utilisation du lieu et du mobilier : assis, debout, ou mi-assis, mi-debout, etc. Nous avons travaillé dans une idée d’ouverture, de mise en scène des possibles. Ensuite, ce sont les usagers qui disposent du lieu : pour lire, travailler ou pour contempler. Je souhaite que ce lieu puisse être redéfini par chaque usager.
Les meubles centraux, les bureaux et les étagères Egal, et les tables Tisch sont signées Axel Kufus. Ce sont des icônes ! Certains meubles sont montés sur roulettes pour pouvoir bouger, proposer des concerts, des cours de sport, etc. Nous avons choisi des tables hautes et d’autres, plus basses, afin d’engager ce mouvement dans l’espace. Les tabourets Miura sont les mêmes que ceux de la librairie Ocelot à Berlin ; ils sont signés Konstantin Grcic. Le contraste de leur couleur, bordeaux évidemment, avec le parquet est magnifique et j’aime beaucoup leur flexibilité d’utilisation. On a également choisi une chaise avec des accoudoirs intitulée Steelwood des frères Bouroullec, un classique.
Pouvez-vous nous dire un mot des deux designers avec lesquels vous avez travaillé ?
L.H. : C’était une évidence de travailler avec Axel Kufus (professeur à la prestigieuse Université des Arts de Berlin) et Nils Holger Moormann comme producteur. À l’été 2019, je les ai rencontrés à Berlin. Bernhard Dessecker, bras droit du designer munichois Ingo Maurer depuis 1984, s’est associé au projet ensuite.
Comment s’est déroulé le travail avec eux, malgré la distance ?
L.H. : Sur Zoom, c’était parfois compliqué, notamment pour choisir les couleurs ! Mais nous avons travaillé en dialogue constant, pendant plusieurs mois, entre Bordeaux et Berlin, et notamment dans l’atelier d’Axel Kufus, qui utilise les tables que nous avons aujourd’hui à la bibliothèque. C’est là que j’ai réalisé leur aspect sensuel et leurs côtés pratiques, ainsi que les détails, comme les références aux pages des livres.
Le fonds de la bibliothèque a-t-il lui aussi été repensé ?
L.H. : Avec les bibliothécaires, nous avons entamé une réflexion sur le fonds existant afin de l’orienter vers un nouveau focus : la photographie, l’architecture, les maisons d’édition indépendantes autour notamment du Indiebookday2, parallèlement à des ouvrages de sociologie, psychologie, littérature, bien sûr, qui sont aussi importants pour ce lieu. Avant, on proposait plutôt du roman. Or peu de personnes parlent ou lisent l’allemand avec un assez bon niveau. Cela ne veut pas dire qu’on n’a plus de romans ! Mais grâce aux images, on ouvre le lieu à beaucoup plus de personnes. Il y aurait encore du tri à faire pour focaliser sur quelques auteurs ou quelques maisons. J’ai toujours l’impression que s’il y a trop, on ne voit rien. En cela, les bibliothécaires sont beaucoup plus des curators. Elles proposent, mettent en avant, ciblent des objets, des livres d’une manière très pointue, mais pas en trop grande quantité !
"On pense souvent que le Goethe-Institut est réservé à un public bilingue franco-allemand or ça n’est pas le cas !"
Quel public espérez-vous toucher ?
L.H. : Il y a un croisement des publics ici. Nous avons un public d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs. D’autre part, le public culturel du Goethe-Institut. Et puis nous touchons un nouveau public, toute une scène créative des environs, qui vient ici pour du coworking, par exemple. Malheureusement, on remarque tous les jours que ce lieu n’est pas très connu. On pense souvent que le Goethe-Institut est réservé à un public bilingue franco-allemand or ça n’est pas le cas !
Malgré les circonstances actuelles, le Goethe-Institut reste ouvert, quelles sont vos perspectives pour faire vivre le lieu dans les prochains mois ?
L.H. : Dans une vision à long terme, j’aimerais beaucoup pouvoir ouvrir le samedi. Il y a une vraie demande. Le Grimm Zentrum de Berlin, lui, est ouvert de huit heures à minuit, tous les jours !
En attendant, nous sommes toujours ouverts sur rendez-vous3. Le 20 mars, nous participons à l’Indiebookday4, autour de la maison d’édition Hartmann et l’agence des photographes Ostkreuz, en partenariat avec la librairie l’Ascenseur végétal, à Bordeaux. D’autre part, nous réfléchissons au montage d’une nouvelle exposition. Enfin, on profite aussi de cette période pour observer et réfléchir aux évolutions engagées. Car c’est un processus toujours en cours…
1 "Une bonne lumière rend heureux. Les créations d’Ingo Maurer davantage encore."
3 Les mardis et jeudis de 14h à 18h sur rendez-vous
> click & collect au 05 56 48 42 65 ou par mail bifa@u-bordeaux-montaigne.fr
> réservation de places de travail : https://extranet.u-bordeaux-montaigne.fr/jazz/index.php?c=81