Aurélia Coulaty lit Marcelle Tinayre 2/3
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines parfois malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Le premier volet est consacré à Marcelle Tinayre, que l'on découvre par la plume et la voix d'Aurélia Coulaty.
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Marcelle Tinayre, née à Tulle en 1870, a compté parmi les femmes de lettres les plus actives de son temps. Romancière et journaliste, autrice de récits de voyage et conférencière, elle sillonnera le monde pour prêter sa voix et sa version au féminisme de la Belle-Époque. Au centre de son œuvre, le droit des femmes à l’éducation, au travail, à l’indépendance économique, au désir questionne les dogmes de la domination, qu’elle soit sociale ou domestique. Menant tambour battant une vie mondaine à la capitale, elle reviendra puiser dans les mœurs de la province ces "passions plus violentes qu’à Paris", excellant dans la peinture et l’analyse des variations du cœur. Marcelle Tinayre collaborera dès 1898 au journal La Fronde fondé par Marguerite Durand, sera la directrice littéraire de la Nouvelle revue féminine, et fera partie du comité créateur du Prix Femina vie heureuse en 1904. Malgré d’immenses succès de librairie et de nombreuses traductions, son succès et son aura diminueront après la Seconde Guerre mondiale : soixante-seize ans après sa mort, son œuvre est aujourd’hui presque inconnue.
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En 1906, Marcelle Tinayre publie La Rebelle chez Calmann-Lévy. Son héroïne, Josanne, est simple secrétaire dans un journal parisien, elle est même secrétaire de la secrétaire de rédaction, et assume seule la charge de son foyer : elle s’est mariée jeune, comme les autres, à Pierre, qui est tombé malade. L’amour, s’il en était, s’est converti en soin et Josanne travaille et vit chichement dans le servage domestique. Depuis des années déjà, le sordide foyer est habité par les cris et la fureur du mari alité, qui écœure Josanne. Et Josanne trouve, dans cette vie pauvre et chétive, quelque lumière : l’irrémédiable misère, elle l’oublie dans les bras de Maurice, elle se sent lavée par des caresses saines et franches – mais le bel-ami la malmène et l’oublie souvent, et Josanne apprend le manque et l’attente de l’amant. Et voilà Josanne enceinte de Maurice, et Maurice qui s’en va, qui revient, se marie, et Pierre qui ne sait pas, que l’enfant…
Et Pierre meurt, et Josanne seule continue de porter.
Un jour encore, c’est une première, on lui confie une lecture au journal : il faut remplir une colonne, un livre traîne sur le bureau du directeur, elle n’a qu’à s’en charger, c’est pour demain. Josanne écrit une chronique intelligente sur Les Travailleuses de Noël Delysle, hommage aux femmes qui se libèrent par le travail et choisissent leur destinée. Il la contacte, pour la remercier. Elle a si bien compris. Il l’a si bien comprise. Il deviendra son nouvel ami. Son nouvel amour. Celui qui, nouvel, doit effacer l’ancien. Celui qui, obsédé par le passé de Josanne et le cœur qu’elle a déjà donné, sort de l’abstraction de sa pensée féministe, pour confronter ses nobles idées – au réel. L’abîmer. Celui qui ne pourra supporter l’idée de Maurice, de l’enfant de Maurice. Ce dernier homme, qui saura la dompter.
Lorsque paraît La Rebelle, Marcelle Tinayre reçoit dans son appartement du boulevard Raspail le journaliste Henri Duvernois, venu l’entretenir de son roman retentissant. Louant l’admirable talent intuitif et incisif de Mme Marcelle Tinayre et sa rare intelligence littéraire, il décrit la femme et le décor : elle est preste, menue, vive et précise, répondant aux objections avec l’air de quelqu’un qui savait par avance en soulever, et de nombreuses. Il note que l’endroit est baigné d’une lumière crue, le bureau très féminin mais rangé avec un soin d’homme. Plusieurs critiques contemporains de Tinayre légitimeront son travail à l’aune de la couleur masculine de la "grande littérature".
Lisons Paul Flat qui admire, en 1909, Tinayre et sa compréhension intégrale de la vie. Elle compose intrigue, personnages, décors, à la manière d’un Balzac ou d’un Flaubert, avec ce double caractère de la virilité créatrice, étrangement objectif, et qui sait être intellectuel…
"Mme Marcelle Tinayre est sans conteste, par la qualité et la formation du talent, la plus vigoureuse, la plus virile des plumes féminines qui se sont révélées dans ces dernières années."1
Ou encore Paul Grasset qui loue son récit à voix modérée, et une loyauté de pensée que bien des hommes de lettres et d’hommes seulement devraient apprendre :
"On a coutume de dire que les femmes en leurs écrits ne savent pas s’évader d’une indiscrète confidence. Que d’hommes, à ce compte, sont plus femmes que les femmes ! Tinayre point. (Ses personnages,) le romancier les heurte, l’un contre l’autre, comme fait la vie. La crise est cruelle ; la pensée est solide, qui la noue ou dénoue…"
Bien sûr, Tinayre aura écrit sur l’autonomie des femmes, la défense de leurs droits, mères célibataires, célibataires tout court, réclamant leur place au soleil, absoutes de leur faute, libérées du carcan du mariage. Elle aura, par de nombreux articles, participé au débat sur le travail des femmes, et nuancé la proposition de loi de Léopold Goirand en 1894, ayant pour objet d’assurer à la femme mariée la libre disposition des fruits de son travail, promulguée treize ans plus tard : le mari était jusqu’alors le maître absolu des ressources du ménage, prêt à toucher le salaire à mesure qu’il est gagné.2
Tinayre rappellera : Il y aurait mieux à faire encore, ce serait de trouver l’introuvable solution du problème économique qui a jeté la femme hors du foyer (…) On voudrait la rendre au foyer mais a-t-elle toujours un foyer, et ce foyer, s’il existe, subsistera-t-il par le seul effort de l’homme ?
Bien sûr elle aura remis en cause, avec le système patriarcal, le système religieux qui l’a initié, et cela lui aura valu de polariser la critique, son opposant le plus caractérisé, l’abbé Bethléem nommant "pernicieux", "troubles" et "impies" ses écrits en 1932, tandis que d’autres féministes la trouvaient trop modérée.
Mais Marcelle Tinayre ne s’inquiétait guère du scandale, en témoigne en 1908, "l’affaire de la Légion d’honneur" : seule femme pressentie dans une liste d’hommes proposée au Conseil de l’ordre, elle avait choqué par sa désinvolture, annonçant dans la presse qu’elle la refuserait :
"Je ne porterai pas ce joli ruban et cette jolie croix, parce que je ne pourrai plus aller en tramway ou dans le métro sans susciter la curiosité de mes voisins ; tiens, penseraient-ils, voilà une femme qui a dû soigner des pestiférés…. Elle est bien jeune tout de même pour avoir été cantinière en 1870."
On dit qu’elle insultait la patrie à travers ses décorations, mais ce qu’elle provoquait, il semble, c’était l’institution masculine : les jaloux de sa réussite, concurrencés depuis son entrée sur le terrain de la littérature, déversant sur Tinayre toute leur rancœur, abattirent sur elle une cabale médiatique – et le critique Ernest Tissot en profita pour rappeler : Ses romans flattent les perfides instincts des innombrables Emma Bovary en exprimant de nombreux prétextes pour excuser l’inconduite des personnes enclines aux divertissements libertins.
Tinayre, pourtant, n’est pas Sade, et sa pensée féministe demeure paradoxale, du moins empreinte encore d’une certaine conformité. Josanne, dans La Rebelle (1906), songe devant l’homme qu’elle appelle, en pensée, son maître : "Vous savez bien, mon chéri, que si j’ai voulu n’appartenir qu’à moi-même, — c’était pour mieux me donner à vous !…"
Sa liberté, son affranchissement, sont des préludes : ils mènent au cœur, au couple, à l’autre. Quittant les grandes eaux, entrant dans la nasse, elle nomme bonheur sa reddition.
Marcelle Tinayre a inscrit nombre de ses héroïnes dans un cadre à balancier : si elles empruntent toutes les trajectoires possibles de l’émancipation, la romancière recompose pour elles, au terme de l’aventure, le tableau d’un univers régi par l’amour. Destinées à le subir, à y renoncer, ou à s’en arranger, il sera l’enjeu et l’issue de leur apprentissage. Le modèle auquel elles aspirent, ou auquel elles se feront, est celui de la destinée commune.
Ces femmes qui traversent la vie, souvent déçues, trompées, reprises, ont revendiqué et conquis quelque liberté certes. Tinayre leur a permis des amants, des métiers, des enfants hors-mariage, le droit de penser, de partir, de subsister. Mais toutes sont habitées par le même paradigme, conditionnées par leur sexe : femmes, elles ne connaîtront qu’une traversée, celle d’Amour, encore, dont les variantes obsèdent, qui ne cessera de les accabler.
Cette quête atavique de l’amour est, selon Lola Bermúdez Medina, chercheuse à l’Université de Cadiz, le moteur et blocage de leur vie 3 : "tant que le sentiment amoureux n’y est pas, la femme, elle, n’existe pas : elle n’est qu’attente. Paradoxalement, quand l’amour fait signe à la femme, elle cesse d’exister également puisqu’il est dans sa nature d’être une forme vide et parce la complétude de l’amour consiste justement à vider la femme de sa propre existence (…) La passion amoureuse est donc conçue comme une sorte de vampirisation progressive de la femme par l’homme".
Dans La Rebelle, on découvre l’ambivalence de cette liberté qu’a conquise Josanne, un temps célibataire. Il y a en elle deux femmes : celle d’en-haut, la fière, la vaillante (…) et l’autre, l’inférieure, l’asservie, qui conserve encore le goût morbide de la souffrance d’amour…
Avec Mademoiselle Bon, sa collègue, féministe ardente et âgée, Josanne confronte ses pensées. Elles ont visité un foyer de filles-mères, la Villa Bleue, qui accueille des institutrices comme des petites bonnes, victimes du sixième étage. On leur dit : on n’aura jamais trop pitié de la femme… Si bas qu’elle tombe, l’homme est, presque toujours, l’artisan responsable de sa déchéance…
Et Josanne et Mademoiselle Bon discutent de la liberté. La première, passée de la tutelle de ses parents à celle de son mari, dit ne l’avoir pas connue et s’étonne : Maintenant que je suis libre, je suis désorientée, mal à l’aise… Quelque chose me manque. Et Mademoiselle Bon, devant l’inéluctable désir d’amour, la voyant perdue pour la cause, de répondre : votre âme a gardé le pli de la servitude.
C’est la Belle-Époque, tout avance et progresse, mais l’édifice social et familial demeure, qui construit et contraint la vision. Bien sûr, Tinayre fait de sa plume un outil d’esthétique, de témoignage, de mémoire, de revendication, comme l’a écrit Alain Quella-Villéger, et ses thèses s’inscrivent entre émancipation et résignation, entre modernisme et conformisme… Ainsi de sa contemporaine et amie Colette4. Mais si Colette s’en dégage plus ouvertement, fêtant à la vie comme à la scène et à la plume les amours libérées, Tinayre persiste et signe dans son motif romanesque : un bonheur qui prend refuge dans l’autre, sous sa protection, vient s’appuyer. Josanne, le dira à Noël à la fin du livre : Je me suis révoltée, contre les injustices morales et matérielles, dont j’ai souffert, comme tant de femmes, et non pas contre l’amour…
Oui, le propos féministe de Tinayre est nuancé et perpétue l’espoir du couple à former, du mirage d’amour, de l’interdépendance de l’homme et de la femme. Elle questionnera, en France comme à l’étranger, la définition et l’usage du mot "féministe", qui comporte autant de variantes et de courants que de sociétés. Elle rappellera l’écueil du renversement des pouvoirs, qui ne saurait que reproduire une nouvelle injustice, et une domination inversée.
En toute quête, Marcelle Tinayre visera l’équilibre, l’élargissement de la pensée.
"Il serait plaisant, en effet, de gémir sur l’intolérance et l’injustice masculines si l’on ne voulait pas donner l’exemple de la tolérance et de l’équité. Il serait grotesque de se poser en victimes opprimées si l’on n’était pas résolues à respecter les droits, tous les droits d’autrui (…) Telles féministes se conduisent à l’occasion comme des bourgeoises féroces, et par "bourgeoises" je n’entends pas les femmes de la classe moyenne, mais les femmes qui ont l’esprit étroit du sectaire, le culte des préjugés et l’orgueil pharisaïque."5
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1. In Nos femmes de lettres, parue en 1909 chez Perrin & Cie. Dans une un étude consacrée à cinq femmes-auteurs, dont Renée Vivien et Madame de Noailles, Paul Flat encense l’écriture de Tinayre.
2. In Le libre salaire de la femme 1907-2007, préface par Bernard Accoyer, Président de l’Assemblée Nationale
3. In De l’ignorance à la soumission, L’amour-souricière dans les romans de Marcelle Tinayre
4. L’historien charentais Alain Quella-Villéger, le grand spécialiste et biographe de Pierre Loti (Pierre Loti : Une vie de roman, Calmann-Lévy, 2019 ; Évadées du harem – Affaire d’État et féminisme à Constantinopl, Actes Sud, 2015) est aussi celui de la famille Tinayre (Belles et rebelles – Le roman vrai des Chasteau-Tinayre, Aubéron, 2000). Il a publié aux éditions des femmes-Antoinette Fouque "La Révolte d’Ève" chroniques de Marcelle Tinayre (2017) et réédité ses oeuvres (La Veillée des armes, le roman de Tinayre sur la Grande Guerre en 2015, chez le même éditeur, ou L'Oiseau d'orage avec une postface au Carrelet éditions en 2016. Pour lui, Tinayre a sa place entre George Sand et Simone de Beauvoir.
5. L’amour et les suffragettes, Le Journal, 28 juillet 1913
(Photo : Günther Vicente)