Aurélia Coulaty lit Marcelle Tinayre 3/3
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines parfois malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Le premier volet est consacré à Marcelle Tinayre, que l'on découvre par la plume et la voix d'Aurélia Coulaty.
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Marcelle Tinayre, née à Tulle en 1870, a compté parmi les femmes de lettres les plus actives de son temps. Romancière et journaliste, autrice de récits de voyage et conférencière, elle sillonnera le monde pour prêter sa voix et sa version au féminisme de la Belle-Époque. Au centre de son œuvre, le droit des femmes à l’éducation, au travail, à l’indépendance économique, au désir questionne les dogmes de la domination, qu’elle soit sociale ou domestique. Menant tambour battant une vie mondaine à la capitale, elle reviendra puiser dans les mœurs de la province ces "passions plus violentes qu’à Paris", excellant dans la peinture et l’analyse des variations du cœur. Marcelle Tinayre collaborera dès 1898 au journal La Fronde fondé par Marguerite Durand, sera la directrice littéraire de la Nouvelle revue féminine, et fera partie du comité créateur du Prix Femina vie heureuse en 1904. Malgré d’immenses succès de librairie et de nombreuses traductions, son succès et son aura diminueront après la Seconde Guerre mondiale : soixante-seize ans après sa mort, son œuvre est aujourd’hui presque inconnue.
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Après des décennies d’écriture sur l’expérience et la condition féminine, Marcelle Tinayre rappelle dans un entretien donné aux Nouvelles Littéraires de 1937, à presque soixante-dix ans : "C’est que mon bonheur n’est pas dans la main des autres"… Si le bonheur n’est pas dans la main des autres, est-ce la sienne que Tinayre désigne, une main volontaire dessinant sa propre évolution, seule responsable du développement de l’être social, intime, politique, aimant, pensant ?
Pour l’anecdote, la fameuse Maryse Choisy, autre féministe de la Belle-Époque, écrivain, reporter et occultiste passionnée, fit alors la lecture astrologique de cette main de Tinayre, qui possède "(ainsi que l’indiquent ses lignes de tête et de cœur et ses rayures sur le Mont de Lune) la merveilleuse faculté d’échapper aux réalités et de se créer sa propre vie secrète et riche qui n’est pas de ce monde."
Cette perle de la palmistrie se trouve reproduite dans un dossier étiqueté Marcelle Tinayre, au côté d’une formidable provende de documents consacrés à l’histoire des femmes et du féminisme à Paris : au troisième étage d’un bâtiment du treizième arrondissement, métro Olympiades, ligne 14, c’est la bibliothèque patrimoniale Marguerite Durand , qui fonda en 1932 l’Office de documentation féministe française. On y trouve archivées les traces, remontant au XVII° siècle, de la place et du rôle des femmes "dans la société, les arts, les sciences, les sports, les voyages" : un fonds iconographique ancien et moderne, des objets d’art, des documents de propagande, des dossiers documentaires, des dizaines de milliers de livres, brochures, lettres et manuscrits, unica de bibliothèque et ouvrages précieux, titres périodiques militants et de recherche, depuis ladite première vague du féminisme au Mouvement de libération des femmes...
Louise Colet, Louise Michel, Sarah Bernhardt, mais aussi quelques Tinayre.
Car Marcelle Chasteau, en épousant le graveur Julien Tinayre en 1889, a pris son nom et sa place dans une lignée de femmes indomptables : "Tu ne peux pas imaginer l’esprit extraordinaire de la fiancée de Julien", écrivait Victoire Tinayre, la mère de Julien, à sa sœur. "Lui de son côté, oubliant toutes ses théories sur la suprématie masculine, ne songe qu’à mériter le bonheur d’être le mari d’une femme supérieure." Marcelle, qui avait alors dix-neuf ans, avait conquis le cœur et l’esprit de sa belle-mère, rentrée d’exil dix ans plus tôt. Républicaine passionnée, écrivain socialiste, militante anarchiste, féministe et anticléricale, celle-ci avait participé au mouvement insurrectionnel de la Commune. À sa chute, condamnée par contumace à la déportation tandis que son mari était fusillé, elle avait fui pour la Hongrie avant de revenir cinq ans plus tard, et d’écrire encore (La Misère, avec Louise Michel, Les Méprisées…)
Revenons à Marcelle qui naît en 1870, juste avant la Commune mais fort loin de Paris, dans le bas-Limousin. Nous sommes à Tulle, au premier étage du numéro 3, avenue Charles de Gaulle, à deux pas de la cathédrale Notre-Dame, et à deux autres du pont qui enjambe la Corrèze ; la rivière, surgie du plateau de Millevaches, s’en va rejoindre la Vézère dans le pays de Brive. C’est ici qu’elle passera ses premières années, au-dessus du commerce de vêtements de ses parents. Après leur départ pour Bordeaux, la mère de Marcelle, Louise Chasteau, deviendra institutrice et directrice d’écoles normales, bientôt révoquée pour insoumission et désobéissance caractérisées. Publiant quelques romans et ouvrages didactiques pour les jeunes filles, elle s’installera définitivement à Oléron, sans jamais trouver de terrain d’entente avec celle qu’elle encouragea à écrire et qui deviendrait en littérature Marcelle Tinayre.
Dans sa ville natale, les traces qu’elle a laissées sont aujourd’hui plus que discrètes. On lit son nom sur les panneaux d’un boulevard périphérique résidentiel : boulevard Marcelle Tinayre. Sur une plaque apposée à la devanture du rez-de-chaussée, à l’endroit du commerce de vêtements : Ici est née… Il y a encore deux de ses robes, dit-on, dans les collections du Musée du Cloître – lequel a laissé la place à la Cité de l’accordéon et des Patrimoines. Et puis, et cela fait presque vingt ans, la bibliothèque municipale lui a consacré une exposition, réalisée d’après l’ouvrage de son biographe, Alain Quella-Villéger , avec le concours les Archives départementales de la Corrèze.
Pas de statuaire, ni de rétrospective, et pourtant, comme on aima ici qu’elle revînt au pays… C’était 1902, l’année où paraissait La Maison du péché, son troisième roman et bestseller ; plongeant dans les affres de la conscience morale, Tinayre avait conquis la critique – James Joyce en personne vantait la finesse de l’intrigue, la sobriété de la narration, et "une telle maîtrise, une telle originalité". Elle menait tambour battant sa vie d’intellectuelle mondaine à la capitale et avait acquis grâce à l’écriture La Clairière, maison familiale de Grosrouvre dans les Yvelines. Elle revint donc séjourner à Tulle, qu’elle mit à l’honneur dans un roman historique paru en 1904, La vie amoureuse de François Barbazanges et publia L’Ombre de l’amour en 1910, qui prenait pour décor Monadouze (Gimel-les-Cascades, en Haute-Corrèze). On y lisait :
- Vous aimez notre Limousin ?
Comme on aime une nourrice conteuse de légendes...
Ses retours pour analyser et conter les mœurs plus vraies de la campagne attirèrent l’attention sur la région et contribuèrent au développement touristique de la Haute-Corrèze. Partout on appréciait son talent de conteuse, son approche de la vérité, son acte de témoignage.
On l’en remercia : elle recevrait l’honorifique Châtaigne d’or en 1905 et le Grand prix du Limousin à la Quinzième fête de l’Églantine en 1909… D’ailleurs, la campagne ne s’offusquait pas de ses thèses remettant en cause l’ordre immémorial des choses. Elle était l’enfant du pays.
Lemouzi, revue franco-limousine mensuelle du 1er janvier 1906, relève :
"La Rebelle, roman de notre compatriote Mme Marcelle Tinayre, fait grand bruit dans les milieux littéraires et féministes (…) Cette jeune femme, disent les Annales, écrit une langue d’une pureté admirable (…) sa prose chaude, vibrante, musicale, émeut par je ne sais quel feu intérieur qui embrase les mots au passage".
Au banquet du Groupe d’études limousines, un certain Joseph Nouaillac lui fait la liste des raisons de sa popularité locale :
"C’est votre conception de la vie et du cœur humain. Ces sont les âmes, madame, de vos personnages qui ont fait vibrer nos âmes. Vous savez, Madame, que l’idéal de notre race est fait de bons sens, d’équilibre, d’endurance et de courage. (…) Nous aimons en vous cette admirable santé morale qui vit en vos héros favoris et dont la privation les flétrit et les fait mourir".
Nul ne l’ignore et ne serait excusable de l’ignorer, Mme Marcelle Tinayre est la meilleure conférencière de France, s’enorgueillissait à son tour la Revue limousine du 20 septembre 1926. On y parlait de son « discours étincelant » et qu’on la revendiquait avec fierté en Corrèze, dont elle était une de gloires. C’était la George Sand du Limousin, qui traduisait si fin les habitudes de pensée en pénétrant les mentalités et les traditions locales. Et elle répondait, modeste, que pour le patriotisme provincial (…) le hasard de la naissance est peu de choses. Il faut, avant tout, le don du cœur… Tinayre, excellente oratrice, savait parler à son public et lui rendre les honneurs.
Ainsi avança-t-elle, rayonnant depuis Paris, Oléron ou la Corrèze et on l’aima partout. Critiquant l’éducation conventionnelle des jeunes femmes, maintenues dans l’ignorance de l’amour et de ses séducteurs jusqu’à devenir de bonnes mères, de bonnes épouses, elle n’aura choisi ni la carrière littéraire, ni la vie domestique : mariée au peintre et graveur Julien Tinayre, mettant au monde quatre enfants, elle pourvoira par la plume aux dépenses du foyer en cohérence avec ses héroïnes ; dans sa lignée, sa fille cadette Lucile Tinayre-Grenaudier sera la première femme membre de l’Ordre des avocats de Paris en 1950.
Marcelle Tinayre rappellera, en conférence, la singularité de la femme qui écrit, cœur au centre. Défiez-vous de la vanité, dit-elle, à l’Université des Annales, le 8 mars 2024, ne vous hâtez pas d’écrire, soyez persévérantes, soyez impitoyables pour vos œuvres. La gloire, pour un homme, est une sorte de soleil qui illumine toute la vie. La femme a un autre destin, avant d’être une femme de lettres elle doit être et demeurer une femme. Regardez la vie avec des yeux féminins et non avec un regard aveuglé par la vanité littéraire.
Et puis, elle voyagera, beaucoup. En 1909, elle ira à la rencontre des Jeunes-Turcs de la révolution, et deviendra écrivain reporter en pleine guerre civile. Pénétrant les harems, concernée par les conditions de vie des femmes turques dont Pierre Loti s’est fait l’écho trois ans plus tôt , elle parlera de l’émancipation de leurs congénères en Occident et reviendra persuadée que le relèvement de la femme est indispensable au progrès du pays, et même à la dignité de la famille. La critique, parfois, sera moqueuse, comme celle de Marcel Laury lisant les Notes d’une voyageuse en Turquie publiées dans la Revue des deux mondes et aux éditions Calmann-Lévy. Il écrira que Marcelle Tinayre, qui a de l’ingénuité et du talent presque excessivement, un art de décrire spontané et exquis, s’est en Orient amusée comme une folle : elle excursionna gaiement, et prit des notes au hasard, visitant avec son chapeau rond les Mosquées de Stamboul, portant au terrible Mahmoud Chefket pacha (l’âme de la révolution) qu’elle interviewe, ses accusations charmantes : "Ah ! vous pendez bien quand vous vous y mettez ! On a très peur de vous".
Marcelle Tinayre continuera, qu’importe, ses voyages et ses conférences en Italie, en Angleterre, en Belgique, en Algérie et Tunisie, à Salonique et en Scandinavie, en Norvège, Suède, Hollande, en Espagne, au Portugal, revenant présider divers prix littéraires : elle aura notamment créé le Prix Femina Vie heureuse en 1904, avec vingt autres femmes journalistes – en réaction à la prépondérance masculine dans le jury et les auteurs primés du Goncourt, et en sera la présidente en 1927. Dix ans plus tard, elle partira encore aux États-Unis. Dix ans encore et la guerre finie, ayant contribué à Voix françaises, une revue pétainiste, elle mourra sur le décroît, avant de sombrer dans l’oubli.
Sa vie durant, adulée ou détestée par la critique, elle aura avancé en écoutant battre le cœur des femmes, déployant des trésors de lucidité et tout autant d’espérance.
Paradoxal est le personnage, fine est la plume.
Sa voix est à prendre, comme un élan, puissant hommage à l’éternel courage du féminin, qui jaillit du cœur vers l’esprit.
"Nous qui avons l’honneur de tenir une plume, nous précisément, comme écrivains et comme femmes, nous devons être la conscience des inconscients, la voix des muets, les complices de toutes les évasions hors des vieux cachots séculaires murés par le prêtre, le soldat, le magistrat."
Marcelle Tinayre, Lettre à une inconnue, 17 juillet 1898
(Photo : Günther Vicente)