Découvrir les poètes néo-aquitains, antiques comme contemporains
À l’occasion de la quatrième édition de la publication numérique de l’Anthologie de poésie en Nouvelle-Aquitaine, de l’Antiquité à 1953, Prologue a demandé à une autrice, elle-même poétesse du territoire, de s’emparer de cette compilation particulière. Nathalie Man propose ici sa carte blanche, loin des analyses universitaires et des présentations exhaustives. Cette microfiction invite les lecteurs et lectrices à fouiller dans la pléiade de plumes inconnues ou célèbres réunies dans l’anthologie. Pour cela, elle opère une mise en abîme avec le personnage d’Albane, étudiante en Lettres, qui a quelques heures pour accoucher d’un texte répondant à la question suivante : "Comment lit-on une anthologie de poésie ?"
"Comment lit-on une anthologie de poésie ?"
Albane devait répondre à la question jetée sur une page blanche sans lignes et sans marges. Elle devait ne pas s’assoupir, ne pas décrocher, mais étirer le peu qu'il lui restait de ressources pour y répondre.
Elle avait sept heures pour disserter.
Elle avait préparé son encas, sa petite banane dans son Tupperware, le yaourt nature, une part de quiche à l’aubergine et une bière sans alcool.
"Étrange mélange", dit en passant la surveillante.
L’anthologie qui trônait sur la seule étagère de la pièce pesait sept cent quatre-vingt-sept pages.
À tour de rôle, les participantes et les participants se relayaient, la portaient jusqu’au centre de la pièce, sur une table à bascule, et lisaient dans la plus grande discrétion, strophe après strophe, des poésies qu’ils n’avaient jamais lues auparavant.
Albane ne pouvait s’empêcher de penser à son téléphone portable, à cette lumière bleue si rassurante. Elle songeait à sa main qui a pris l’habitude, pour toujours le croit-elle, de faire défiler les images, de regarder sans cesse qui publie, qui regarde, qui commente. Peut-être que le "qu’est-ce qui est dit ?" importe peu désormais.
Elle s’informe sur la vie des personnalités, des gens qu’elle connaît parfois, pour se sentir moins seule, plus connectée au monde. Elle préfère les vidéos que les textes longs. Elle n’a pas lu un livre depuis l’hiver dernier. Elle ne sait plus si elle en relira un jour. Sa main la démange, elle voudrait sortir de la salle, ouvrir son sac et allumer son portable. Cela devient une obsession. Chaque tour de cadran qui l’éloigne de son portable la frustre au plus haut point.
"Quelle vie de merde !" s’écrie-t-elle.
L’anthologie ne s’éclaire pas, ne scintille, elle est, d’apparence, si fade, si triste.
Pourquoi Albane devrait-elle s’y intéresser ?
Il n’y a pas une seule image qui pourrait lui épargner de lire, et de lire vraiment, jusqu’au bout, les poèmes.
Pourquoi faut-il lire l’anthologie ? Pourquoi faut-il s’intéresser à l’occitan ? Au Moyen-Âge ?
Ne faudrait-il pas, plutôt, s’intéresser au futur, l’imaginer ?
Quelle manifestation va-t-elle encore rater en restant sept heures dans cet amphithéâtre ?
Quelle révolution ne fera-t-elle pas, assise sur ce siège en bois, pour cause de lectures d’un passé auquel personne ne songe ?
"Albane !"
La surveillante a scandé son nom.
Albane doit s’avancer et lire la première page de l’anthologie.
Le premier poème lui plaît, curieusement. Dans la biographie du poète Gausbert Amiel, il est écrit qu’il attaque les riches.
Soudain, sa propre voix, lui revient en mémoire, quand elle lisait à s’époumoner Cyrano de Bergerac en quatrième, là, Albane se voit, l’épée en main, en situation d’attaque, et ses lèvres bougent au rythme de sa pensée :
"Je vous préviens, cher Myrmidon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche !
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?…
Dans le flanc, sous votre maheutre ?…
Au cœur, sous votre bleu cordon ?…
– Les coquilles tintent, ding-don !"
"Ding dong !" lui crie la surveillante à l’oreille.
Albane est restée plus d’un quart d’heure sur la première page de l’anthologie sans cligner des yeux.
Qui est ce poète qui se bat pour un amour, affirme ce qu’il souhaite, ce qu’il aime ?
Albane l’envie, elle n’a pas son courage.
L’occitan est à gauche de la page. Tout à coup, Albane aperçoit le mot "ricas" qu’elle a déjà lu au singulier dans un poème d’Alejandra Pizarnik.
"Tú lloras debajo del llanto,
tú abres el cofre de tus deseos
y eres más rica que la noche."
Albane essaie de traduire : "Tu pleures dessous les sanglots, tu ouvres le coffre de tes désirs et tu es plus riche que la nuit."
Elle revient au poème qu’elle est en train de lire dans l’anthologie :
"Las ricas qu’una non calonh
Lais als rics domnadors cortés"
La traduction dit ceci : "Quant aux dames de haute extrace, dont aucune ne me préoccupe, je les laisse aux soupirants riches et courtois."
C’est cela qu’Albane va devoir combattre pendant les six heures et demi restantes, cette propension bien à elle à retrouver dans le fin fond de sa mémoire tous ces poèmes qu’elle avait adorés, qu’elle avait autrefois appris par cœur, qu’elle pensait ne plus jamais pouvoir réciter, dont elle avait sous-estimé la puissance d’émouvoir.
Un autre poème aussi, lu sur un rond-point pendant le mouvement des Gilets jaunes, lui revenait en mémoire. Elle ne savait pas qui en était l’auteur. Elle se souvenait de la signature, un "NM." abandonné sur le côté bas de la feuille, qu’elle n’arrivait pas à identifier comme poète connu.
"Je veux parcourir ton ghetto de riches.
Je veux croire qu’il n’existe pas que l’été.
Que tu n’as pas payé l’armada de la sécurité
Pour ta pelouse que tu arroses trois fois par jour
Je veux penser à autre chose qu’à payer mes factures
Je veux rêver dans tes journées et tes soirées fastes."
Albane attend désormais son tour avec impatience, elle souhaite continuer de lire l’anthologie. Guillaume IX d’Aquitaine est le prochain poète.
"Non begues enanz de l’aiga que’s laisses morir de sei.
Chascus beuri’ans de l’aiga que’s laisses morir de sei."
Nostalgique tout à coup, elle aurait voulu entendre la voix de l’auteur ou bien quelqu’un qui aurait pu lire ces vers avec le meilleur accent possible.
Albane n’a aucune notion d’occitan. Comment savoir si elle prononce correctement ?
Elle les répète toutefois à haute voix et lit enfin la traduction.
"L’eau plutôt que de se laisser mourir de soif parfois.
On boit l’eau plutôt que de se laisser mourir de soif par moi."
Soudain, un autre poème, qu’elle lit dans la foulée, lui donne envie de lire à haute voix :
"Je vais faire la description d’une triste personne,
Qui fait le mal, dit le mal, dépense le mal, donne le mal,
Joue le mal, rit le mal, parle le mal et joue le mal,
Et chaque jour se livre de plus en plus à tout le mal,
De sorte que je veux qu’elle porte la couronne du mal."
Le poète Guilhelm de la Tor aurait pu être un chanteur de rap.
La biographie indique qu’il est devenu fou à la suite de la perte de l’être aimé.
À quel point est-il devenu fou ?, se demande Albane.
Dans la langue natale de Guilhelm de la Tor, les rimes vont jusqu’au nom de celui qui fait le mal, Porco Armato de Crémone.
"Qui mal fai e mal ditz e mal met e mal dona,
e mal ioga e mal ri e mal parla e pieitz sona,
e plus en far tot mal chascun iorn s’abandona,
per q’ieu de malvestat vuoill que port la corona.
Sabetz cum el a nom ? Porc Armat de Cremona."
Albane les récite : dona, sona, s’abandona, corona, Cremona, corona, s’abandona, sona, dona.
Albane s’est déconcentrée à nouveau, impossible de tourner la page du livre. Elle se tient debout au milieu de l’amphithéâtre, mais elle n’est pas là. Elle entend la voix d’une actrice française, dans le film La Princesse de Montpensier qui discute avec un autre acteur qu’Albane a vu dans Matrix, dans les jardins d’un château :
- Vous dites loriot pour me gronder sur le poème que je n’ai pas appris ? Je ne lui trouve aucun sens.
- Vous n’aimez pas la poésie ?
- Si, mais je n’aime pas le tambourin des bouts de ligne. Grelottant, chantant, regrettant, tantantan…
- Le tambourin, comme vous dites, c’est la rime, Madame. Et les lignes rimées, ce sont les vers.
- Bon, eh bien je n’aime pas les vers.
- Donc la poésie ?
- Si, parfois oui, quand j’y rencontre de la musique ou des sentiments.
- Ce que vous appelez le sentiment n’est qu’un misérable petit air de flûte, le sentiment, Madame, le véritable sentiment est d’une autre gravité, d’une autre profondeur, du reste, à sa rencontre vous ne le reconnaissez pas.
Encore des amours pathétiques et déçues. À quoi bon aimer, se demande Albane ? À quoi bon se préoccuper que l’autre nous aime ? Il faudrait déjà, se dit-elle, s’aimer soi.
Albane a un doute. Ce film n’était-il pas l’adaptation d’une nouvelle de Madame de La Fayette qu’elle avait lue en cinquième ? Peut-être. Albane ne se souvient que du film vu récemment.
Assise de nouveau sur le siège en bois, Albane regarde l’horloge.
Trois heures se sont écoulées. Trois heures sans qu’elle n’ait pu commencer sa dissertation. Comment lit-on une anthologie de poésie ?, se demande-t-elle la pointe du stylo effleurant la page blanche. Mais c’est déjà son tour pour lire la page suivante. Albane se lève, descend les marches, tourne la page.
Marie de Ventadour, lit-elle, trobairitz ou trouveresse. La biographie explicite : cette poétesse de la fin du XIIe siècle est mentionnée dans les écrits de plusieurs hommes de Lettres, notamment ceux de Bertran de Born qui la décrit, ainsi que ses deux sœurs, comme possédant "toute la beauté terrestre".
Suffit-il d’être poétesse ? Faut-il aussi être d’une beauté sans appel pour être plus lue, pour être mieux lue ?
Marie de Ventadour fait part de ses réflexions, ce qu’Albane, pourrait assimiler, sans hésiter, à un certain féminisme :
"En ce qui concerne la dame, que, pour son amant, elle doit faire autant que lui pour elle, sans tenir compte du rang car, entre deux amis, il ne doit pas y avoir de supérieur […] et l’amant doit faire ses prières et donner ses ordres comme s’il s’adressait à une amie et à une dame également ; et la dame doit faire honneur à son amant comme à un ami et non pas comme à un maître car l’amant ne doit rien à la dame, si ce n’est par amour."
Albane essaie d’ouvrir sa bière avec le bord de la table. Debout, elle s’y prend d’un coup sec et décapsule la bouteille. Rien ne coule mais la bouteille exhale une forte odeur de kéfir. Albane se sent fragile subitement et s’allonge sur le sol.
"L’amant ne doit rien à la dame si ce n’est par amour".
Ce dernier vers erre dans la pensée d’Albane.
Elle ne le comprend pas. Fallait-il l’écrire ? Vraiment ?
Albane ne connaît pourtant que l’amour comme monnaie d’échange.
Elle se souvient d’un amant qui lui avait crié : "Je ne te dois rien, si ?"
Les vers de la trouveresse Marie de Ventadour auraient pu l’aider à trouver alors la répartie, et répondre avec détermination : "Si, l’amour".
Albane serait partie pendant que les gratte-ciels s’effondraient comme à la fin du film Fight Club.
"Ainsi se finit", dit la surveillante à l’oreille d’Albane, "le chapitre sur le Fin’amor ou l’amour courtois" puis, se tournant vers la salle, elle ajoute, "C’est la fin du Moyen-Âge. Pause de quinze minutes. Mangez, allez aux toilettes et puis revenez pour lire la suite."
La surveillante fait demi-tour. Elle n’assume pas cet air autoritaire qu’elle a pris. La main sur le cœur et avec le sourire elle ajoute : "Bon courage !"
Les participantes et les participants, étonnés, sourient et s’empressent d’ouvrir leurs Tupperware.
Albane a avalé la quiche à l’aubergine, le yaourt, la banane. Il ne reste plus rien.
La surveillante l’autorise à s’avancer près de l’anthologie qui manque de basculer et de tomber au sol. Albane, avec une force inattendue, redresse le livre et retrouve les vers d’un poète connu, le fameux Joachim du Bellay.
"Si les vers ont été l’abus de ma jeunesse,
Les vers seront aussi l’appui de ma vieillesse,
S’ils furent ma folie, ils seront ma raison,
S’ils furent ma blessure, ils seront mon Achille,
S’ils furent mon venin, le scorpion utile
Qui sera de mon mal la seule guérison."
N’écrivait-il pas sous pseudonyme parfois ?, se demande Albane.
"Quintil de Tronsay, cela ne vous dit rien ?" murmure la surveillante qui passe près d’Albane.
Albane ne le savait pas.
"Il avait écrit par exemple", continue la surveillante, "je veux qu’aux grands seigneurs tu donnes des devises, je veux que tes chansons en musique soient mises".
Combien de droits Sacem aurait touché Du Bellay au XXe siècle ? Il serait peut-être milliardaire, pense Albane.
Les autres participantes et participants n’ont toujours pas fini de déjeuner.
Albane reste près du livre et tourne la page.
"Nicolas Rapin est un poète et milliardaire né à Fontenay."
Albane se frotte les yeux.
Elle relit.
"Nicolas Rapin est un poète et militaire né à Fontenay."
Quelle tristesse, pense-t-elle, il aurait mieux fait d’être poète et milliardaire.
Il s’est mis à pleuvoir. Par précaution, Albane a regardé en direction de sa table, dans une ville comme celle-ci, bourgeoise et déchue, les fuites sont monnaie courante.
Il pleut, certes, mais sur sa voisine qui s’empresse déjà de changer de place.
Albane va pour l’aider mais sa voisine crie un "Je gère !" et déménage aussitôt.
Albane peut continuer à lire.
Mellin de Saint-Gelais est le prochain poète.
Albane a cru lire "Medellín", son cœur a battu la chamade. Chouette, a-t-elle pensé, c’est exotique la Colombie !
Elle se penche à nouveau sur la page du livre et lit le poème de Mellin de Saint-Gelais.
"Un charlatan disait en plein marché
Qu’il montrerait le diable à tout le monde ;
Si n’y eût nul, tant fût-il empêché,
Qui ne courût pour voir l’esprit immonde.
Lors une bourse assez large et profonde
Il leur déploie, et leur dit : "Gens de bien,
Ouvrez vos yeux ! Voyez ! Y a-t-il rien ?
– Non, dit quelqu’un des plus près regardants.
– Et c’est, dit-il, le diable, oyez-vous bien ?
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans."
Ce n’est plus l’averse, c’est l’orage qui gronde.
Le courant est coupé.
Albane est dans le noir.
Dommage, elle commençait à peine le chapitre des Lumières.
La surveillante revient avec des bougies. Cet examen ne ressemble plus à rien mais Albane s’entête à lire quelques vers du poème de Fanny de Beauharnais : "Vain espoir ! Mon héros sommeille, il extravague ou bien il dort."
"Il extravague ! Quelle trouvaille !" s’exclame Albane qui s’est mise à courir autour de l’amphithéâtre.
Elle rit aux éclats. La poésie l’attaque sévèrement. Vivement le XIXe siècle.
Albane lit le poème d’Eugène Grellier qui décrit avec amour, un hameau près d’Angoulême en 1845.
"Au bruit de ton pas répété
La bécassine en l’air chevrote,
Le merle siffle épouvanté,
Le rat d’eau se plonge en sa grotte."
Les merles, Albane les connaît bien. Ils se posent tous les matins sur son balcon, à l’aurore, la réveiller à coup de chants, toujours les mêmes si bien qu’elle ne met plus son réveil.
Mais qui peut vivre correctement en se levant tous les jours à cinq heures et demi, six heures du matin ? Les merles font-ils la sieste ?
Albane s’imagine alors manifester pour le droit des siestes des merles. Elle se dit que cela serait un acte hautement artistique, très drôle. Elle se déguiserait en oiseau pour l’occasion.
Un chat noir traverse l’amphithéâtre avec un moineau dans la gueule comme il traverse à grands couteaux la rêverie d’Albane. C’est fini les oiseaux.
Écœurée d’un rêve si vite rompu, elle retourne s’asseoir à sa place. Il est temps que d’autres participantes et participants lisent l’anthologie. Albane a le désir d’écrire.
Comment lit-on une anthologie ?
D’abord, donc, il faut la lire, la parcourir, par un biais y trouver un intérêt, donc la saisir, quasi charnellement, il faut, par un quelconque artifice, river l’âme sur l’anthologie. L’âme devient une antenne radioélectrique dans l’attente d’une onde qui viendrait se rendre intelligible.
Qui dit quoi ? À qui ?
Albane sait qu’elle est capable de mal interpréter, échoir dans le quiproquo, se relever parfois pour s’approcher du sens, et retomber dans un coucher de soleil approximatif.
Mais elle ne souhaite pas qu’on lui dise comment lire, comment penser, comme ressentir.
Lire seulement est son désir, lire en toute liberté et prendre le risque de se tromper sur le sens tout en profitant tout de même du voyage, de la musique et des sentiments.
La lumière éclaire le visage des participants et des participantes. Le chat noir se lèche dans un coin de la salle. L’eau a cessé de couler sur le banc d’à-côté.
C’en est presque triste. Albane s’approche du livre.
Le poème Spleen d’été de Catulle Mendès retient son attention.
Elle lit une strophe à voix haute.
"L’orageux crépuscule oppresse au loin la mer
Et les noirs sapins. L’ombre, hélas ! revient toujours.
Ah ! je hais les désirs, les espoirs, les amours,
Autant que les damnés peuvent haïr l’enfer."
Un peu de haine pour contrer les amours. Albane se sent revigorée. Toute cette poésie la secoue. Albane n’a jamais aspiré à une vie tranquille. Elle a beaucoup d’exigences envers cette vie qu’il faudra combler par tous les côtés.
Albane s’est assise sur son siège.
Elle écrit.
"Il ne reste plus que deux heures avant la fin de l’examen", précise la surveillante.
Les participantes et participants se sont assis. Ils écrivent. On entend les tables trembler et cet incessant va-et-vient d’un stylo glissant sur une planche en bois.
Un participant lève sa table qui s’est brisée en deux. Son stylo est coincé dans la faille.
"Le bois, Madame, est décédé", dit-il.
La surveillante a sorti le rouleau de cellophane, elle retire le stylo de la faille, emballe la planche en bois.
Le participant, très étonné, replace la planche en bois qui, miraculeusement, tient. Il a mis un carton dur sous sa feuille.
Il s’est remis à écrire.
Un abat-jour se détache du plafond et tombe chaotiquement à côté du livre. Après tant d’arabesques dans sa chute, l’abat-jour gît entier près de l’anthologie.
Une horde de techniciens vient remplacer la lampe.
Albane ne peut s’empêcher de les regarder. Elle souhaite qu’ils s’en aillent vite pour qu’elle puisse reprendre la lecture. Elle a vu le nom d’Edmond Rostand dans l’anthologie. Lui, elle le connaît. Qui ne le connaît pas ?
Apparemment, il a vécu dans le coin, à Cambo-les-Bains.
Elle ne savait pas qu’il était poète.
Les techniciens sont partis, la surveillante indique à Albane qu’elle peut revenir.
Elle accourt.
"Et quand le petit jour rosé venait à naître,
Quand, le ciel d’un bleu vert déjà se nuançant,
L’aurore grelottait sur Paris, le passant
Te voyait clignoter encore à ma fenêtre."
"Ça clignote sévère !" dit une participante qui tombe par terre en pleine crise d’épilepsie.
Les techniciens n’ont pas bien remis la lampe. L’amphithéâtre est désormais une discothèque en fin de carrière. La surveillante s’occupe de la participante qui reprend ses esprits.
Albane réussit encore à lire le poème Miracle moderne de Raymond Bouchard. Un curé à la nage ? C’est bien ce qu’il manque ici, pense-t-elle.
"Un matin, le curé s’en allait à la nage...
Or, je ne sais comment, le peignoir se délit,
En mer fut emporté, loin, bien loin de la plage,
Et la messe sonnait.
Le curé déconfit,
Tout en se rapprochant, regardait les baigneuses.
Justement, ce jour-là, les plus belles quêteuses,
Pour aller à l’office attendaient le curé.
À l’instant le pasteur, par Dieu, fut inspiré :
Il s’en fut tout au loin, dans une petite anse
Où personne n’allait ; de là, par la forêt,
Son chapeau devant lui, pour faire contenance,
Il s’en irait bien vite, en cinq sec, sans arrêt.
Il allait, fort heureux, en lui, du stratagème,
Lorsqu’il vit, à deux pas, la fille du pêcheur
– Vingt ans, des yeux de feu, la plus belle fraîcheur –
Qui fit naître aussitôt un embarras extrême
Et blessa le curé, fort en sa chasteté.
Des deux mains, en marchant, cachant sa nudité,
Il tenait son chapeau, lorsqu’un vilain moustique
Vint lui piquer le front. L’instant était critique…
Il oublia soudain qu’il avait le corps nu
Et lâcha le chapeau, dans un geste ingénu,
Pour porter ses deux mains ensemble à la piqûre.
Mais alors, qu’advint-il ? Devant tous, je le jure
Dieu voulut s’affirmer, sans doute, dans ce cas,
Et, pour son serviteur, faire un nouveau miracle ;
Sous la paille surgit un invisible obstacle…
Qui retint son chapeau, car il ne tomba pas."
Il n’y a pas que les stars de rock’n’roll qui meurent jeunes.
Certains poètes meurent à trente-quatre ans.
Sans qu’il n’y ait de club des 34, Albane a envie que le poète du XXe siècle Louis Chadourne ne passe pas inaperçu bien qu’étonnée que le ginger ale soit mentionné, elle qui pensait qu’il n’existait que dans les cafés de la place Fernand-Lafargue ou Nansouty ; pour les plus voyageurs, dans les cafés du Marais.
"Arabella, darling ! nous irons
Respirer l’odeur des épices
Dans la belle boutique de Canning
Qui sent le ginger-ale et la pomme cannelle."
Le soleil s’est levé en cette fin de journée, il abrase désormais l’air comme s’il venait accompagné d’Héphaïstos, le dieu du feu lui-même. Albane aperçoit des kangourous près de l’anthologie.
Ils s’y abreuvent. Il n’y a plus rien à lire si ce n’est quelques vers de Francis Jammes.
"Une goutte de pluie frappe une feuille sèche,
lentement, longuement, et c’est toujours la même
goutte, et au même endroit, qui frappe et s’y entête…"
C’est maintenant qu’il faut récupérer son portable, qu’il faut immortaliser la scène, pense Albane, se prendre en selfie devant les animaux qui plongent et disparaissent dans l’anthologie, ce tournoi de cavaliers sans couilles, de femmes sans positions, c’est le moment de dire, j’y étais, à cet examen foutraque, et je ne regrette rien puisque sept heures sans cette satanée lumière bleue, sans cette pression d’être vue et d’avoir vu, m’ont permis de voir tout un monde et d’avoir plusieurs vies.