Elsa Gribinski lit Rachilde
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines parfois malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Pour ce quatrième volet, l'autrice bordelaise Elsa Gribinski s'est emparée de l'œuvre de Rachilde, entrée dans le domaine public en 2024.
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"Puisque le malheur voulait que je fusse une fille"…
Plus de soixante romans, des contes, des nouvelles, du théâtre, des poèmes, des écrits autobiographiques, des centaines de critiques littéraires, une influence remarquable dans le milieu littéraire et éditorial, un personnage hors du commun, une femme, de surcroît, à une époque où la femme est mineure au regard de la loi : voilà, croirait-on, qui ne s’oublie pas.
Il faut donc d’abord lever le voile – un portrait s’impose ; c’est aussi l’œuvre qu’il éclaire ici.
Marguerite Eymery naît en 1860, au Cros, près de Périgueux : un "trou" sombre de la campagne périgourdine, hanté par les êtres terrifiants des légendes auxquels, affirmera-t-elle, elle continuera de croire.
Sa mère, issue de la bourgeoisie fortunée, est la fille d’un rédacteur du Courrier du Nord. Après quelques années de mariage, rêvant d’une autre vie, elle sombre dans la dépression puis dans la folie.
Son père, enfant "bâtard", s’est fait militaire de carrière – la mort, la peur, le fantasme sont également de ce côté-là. Il aurait voulu un garçon, il n’aura qu’une fille. Il demeurera pour elle une figure aimée dont elle évoquera néanmoins la brutalité.
Entre l’une et l’autre, Marguerite reçoit une éducation androgyne : celle des jeunes filles de bonne famille, un "savoir-vivre" brodé d’interdits qui fait de la vie d’une femme une existence en négatif ; celle d’un garçon, surtout, nécessairement manqué : équitation, chasse, maniement des armes lui sont durement enseignés dès son plus jeune âge. Mais en deçà de ce double "idéal", c’est une enfant totalement délaissée, objet d’indifférence plutôt que d’affection, et qui trouvera dans l’abondante bibliothèque grand-maternelle les voix de son émancipation. L’ironie de Voltaire, la cruauté de Sade, les visions poétiques et fantastiques de Hugo. Entre autres. Son écriture fera le reste.
Elle écrit donc. Et à Hugo lui-même, justement, à qui elle envoie l’un de ses premiers contes. Elle a 15 ans. Le vieux maître lui répond : "Remerciements et applaudissements. Courage, Mademoiselle." Mademoiselle deviendra "Rachilde, homme de lettres". Et la littérature, art et carrière, le moyen de son affranchissement.
À dix-huit ans, elle monte à Paris : l’émancipation s’achève dans l’abandon total du patronyme. Rachilde est plus qu’un pseudonyme : un nom-prénom en vérité androgyne, masculin par son origine, féminin par ses sonorités, dont elle usera tout autant dans la vie sociale et privée. De fait, elle se fera bientôt un nom qui lui est propre. Et d’abord avec un troisième roman, paru la même année que l’À rebours de Huysmans : un "coup" éditorial dicté par la nécessité financière. Publié en Belgique et très lourdement condamné avec son auteur pour pornographie et outrage aux mœurs, le livre déclenche aussi bien les foudres de la critique : elle a vingt-quatre ans, Monsieur Vénus met en scène l’inversion des rapports de domination homme-femme dans une relation amoureuse sado-masochiste – androgynie, morbidité et excès en tous genres. Rachilde est désormais sacrée "reine des Décadents". Excessive, elle le sera toujours, à sa manière. Mais en matière de mœurs, elle s’en tiendra, semble-t-il, à l’exploration voyeuriste des excès d’autrui.
En 1889, elle est enceinte. Le mariage, la maternité sont les chaînes mêmes de la sujétion de la femme et, pour Rachilde, l’objet d’un refus catégorique. Le spectre familial, une raison de plus à ce refus. Alfred Valette est un homme "sérieux" (le terme est d’elle), typographe de son métier. Il l’a longuement courtisée. Valette, qui souvent ne la comprend pas, lui promet le respect total de sa liberté. Elle l’épouse. "Rachilde et moi sommes égaux", écrira-t-il.
La même année, Valette décide de reprendre la prestigieuse revue du Mercure de France puis fonde les éditions du même nom. Rachilde est plus qu’à ses côtés dans l’aventure ; elle s’y fera d’emblée une place essentielle. Ses critiques littéraires, ses "mardis du Mercure" (on y croise, parmi d’autres, Stéphane Mallarmé, Paul Valéry, Jules Renard, Rémy de Gourmont, Jean Lorrain, Alfred Jarry, Marcel Schwob, ou Maurice Barrès qui fut, avant Valette, son amant), le soutien qu’elle apporte (à Verlaine, à Maeterlinck, à Wilde, à Jarry, à Carco qu’elle découvre), enfin, nombre de ses œuvres volontairement scandaleuses font d’elle une personnalité-clé de la vie littéraire jusqu’au milieu des années vingt. "On a la place qu’on prend en littérature, et non celle qu’on vous donne."
L’époque, avant d’être "Belle", est "Fin-de-siècle" : l’ésotérisme est à la mode ; en littérature, les mouvements symbolistes et décadents s’opposent notamment à un naturalisme qui perdure. La réaction est encore ailleurs, née dans le souvenir amer de la défaite de 1871 : l’affaire Dreyfus déchaîne et déchire la France, le nationalisme et l’antisémitisme ont de beaux jours devant eux. Tristes jours…
Rachilde est tout cela. Ses amitiés sont principalement parmi la droite conservatrice ou anarchiste, violemment antidreyfusarde. Son antisémitisme, auquel elle donne libre cours, n’est pas que d’époque (l’est-il seulement jamais ?). Et sa misanthropie, qui conspue "les vagissements ordinaires de l’humanité actuelle", n’épargne personne : "Ni l’homme ni la femme ne sont francs […], et c’est sur cette communauté de défauts qu’on pourrait, surtout, établir la fameuse égalité des sexes… si on était capable d’absolue franchise un jour."
L’égalité des sexes ? Elle n’y croit pas. Volontiers misogyne, et n’appréciant guère les femmes de son temps, elle affirme son antiféminisme et consacre un ouvrage à s’en expliquer – "nous n’avons pas de plus terrible ennemi que nous-mêmes". Elle agit dans l’évidence et dans la stratégie : "J’ai toujours regretté de ne pas être un homme, non point que je prise davantage l’autre moitié de l’humanité mais parce qu’obligée, par devoir ou par goût, de vivre comme un homme, de porter seule tout le lourd fardeau de la vie pendant ma jeunesse, il eût été préférable d’en avoir au moins les privilèges, sinon les apparences." Rachilde est parvenue en partie aux privilèges. Pour les apparences, autorisée par la préfecture, elle s’en remet au pantalon.
La Marquise de Sade
La misogynie, elle en est pourtant victime.
"Restez chez vous, faites des enfants et point de livre ; ravaudez vos bas et ne reboutez point les lignes."
"Vous ne relevez pas de la critique mais de la clinique."
Rachilde a vingt-sept ans quand paraît son cinquième roman. Elle n’est pas encore mariée, mais elle est déjà, selon les mots de Barrès, "Mademoiselle Baudelaire". La Marquise de Sade est jugé aussi pervers que Monsieur Vénus et la critique est extrêmement violente.
Le titre est certes de nouveau provocateur, qui affiche, une fois de plus, l’inversion des genres, sous-tendue par le refus radical de la domination masculine – sociale, économique, intellectuelle et sexuelle. Mais il masque l’essentiel. Car La Marquise de Sade s’apparente en premier lieu à un roman d’apprentissage, en outre non moins naturaliste que décadent –l’adultère, l’inceste, le crime, le "sordide" furent autant les thèmes du premier courant. Et Zola, pour Rachilde, un modèle. Au moins jusqu’à l’Affaire Dreyfus… Si Mary, grandissant, devient cette femme fatale, abusive et cruelle, tant prisée des Décadents, la perversion de ses relations amoureuses reste tactique, ou relative : une demi-teinte. L’extrême, l’excès sont ici en minuscules. L’androgynie même, par ailleurs sujet chez Rachilde de fascination et de réflexion, est à peine présente. On est enfin bien loin des "malheurs de la vertu"… Et loin des œuvres suivantes, dont certaines passeront les bornes du crime "ordinaire" : zoophilie et nécrophilie…
La Marquise de Sade est donc avant tout, et singulièrement, un roman sur l’enfance et ses solitudes ; un roman qui dit qu’enfance et solitude vous font, et demeurent. C’est probablement par là un portrait en creux. Et c’est peut-être cela qui touche dans les lumières de l’écriture. Éclats personnels du style, aussi, frappant çà et là dans un ensemble classique à l’esthétisme intermittent. Fulgurances poétiques des visions fantastiques de l’enfant. Et art de la formule – volontiers mordante. L’œuvre, à son tour, éclaire ici l’auteur.
Rachilde y emprunte à sa propre jeunesse les éléments principaux de l’histoire de Mary Barbe, transformés ou augmentés, et plus d’un détail de son enfance. Pour les grandes lignes, une mère souffrante, un père militaire, une vie nomade privée d’affection dans un monde exclusivement adulte, de garnison en garnison. Et la figure obsédante de l’enfant naturel. La suite est davantage fantasmée… Mais le fantasme est éloquent. La Marquise de Sade est un roman de formation d’une auteure qui cherche la transformation dans sa vie et par ses œuvres. Par la littérature, c’est Marguerite Eymery qui change d’identité à plus d’un titre. Et dans plus d’un titre…. "J’ai écrit pour m’oublier" dira-t-elle, en substance, à la fin de sa vie. Au-delà de la question financière, la raison de l’abondance de son œuvre, d’évidence irrégulière, est sans doute là. L’imaginaire est le domaine de l’enfance, et celui du roman : "[Mary] jouait à penser." Comme le romancier, l’enfant observe, et s’échappe. "L’autre côté de la vie" est la vie… Dans le délire de la fièvre, la jeune Mary a des visions de métamorphose – métamorphose en l’occurrence animale et qui témoigne autant du goût de Rachilde pour le surnaturel que de son rapport aux "bêtes", autres pans majeurs de sa personnalité, autres manifestations de sa misanthropie…
La mort ouvre La Marquise de Sade comme une scène originelle qui achèvera le roman en rappel – une issue sans fin. C’est, en outre, une scène de voyeurisme et une scène de transgression. La voyeuse est Mary, le sang, celui d’un bœuf destiné à sa mère phtisique qui le boit en remède – cela aussi, Mary le verra. L’enfant a sept ans. La mort, le sang, les interdits et leurs dépassements jusque dans le crime ponctueront le roman et le cheminement du personnage.
Plus qu’une scène de mort, la scène des abattoirs est une scène de meurtre qui symbolisera désormais pour Mary la violence des hommes. Et, sans doute, en arrière-plan, cette guerre de 1870, attendue dans la première partie du roman et dont son père fut marqué. Une violence exercée contre l’innocence et qui est également la violence du mensonge et de l’exclusion : à l’enfant, on raconte qu’on va chercher du lait.
Dès lors, à travers la candeur du regard de l’enfant et par la force de ce medium, c’est un tableau de l’hypocrisie et de la lâcheté des adultes que brosse La Marquise de Sade. Hypocrisie et lâcheté des individus entre eux, mais d’abord vis-à-vis d’eux-mêmes, hypocrisie et lâcheté des rapports et des convenances socialement institués : famille et religion, vie sociale et domestique… La médiocrité est brocardée. Et la bourgeoisie, dans son ensemble, y est au premier rang.
Le regard de l’enfant est oxymorique : c’est la maturité dans la naïveté même. L’oxymore est poétique, ironique, libre. Et le questionnement vaut mille réponses… L’ironie est aussi dans la voix narrative. Elle est, du reste, une des armes préférées de Rachilde et l’une des formes du franc-parler qui la fait redoutée.
"Objet inutile" aux yeux du père, Mary devient ainsi, avant l’âge pubère, une jeune fille «"blasée, ayant le dédain de courir et sachant déjà que marcher fatigue." Blasée, hors la cruauté et une volonté absolue d’indépendance. Mary, adulte, n’aura plus que le regard voyeur, semblable "au rictus railleur d’une bouche mi-fermée".
Une "biographie intellectuelle" pour reprendre l’expression de Jean Lorrain. Et où l’on retrouve la misanthropie de l’auteur soudain associée à son rejet de la maternité : "Je suis assez, EN ÉTANT, et si je pouvais finir le monde avec moi, je le finirais." La singularité des choix typographiques est exceptionnelle et dit assez l’importance de la phrase dans le flux du dialogue romanesque…
De fait, la fin de La Marquise de Sade évoque, non sans haine, la fin d’un monde – la "fin de tout" : peinture d’un Paris déchu dans un "pays gangrené" en pleine "lâcheté universelle", entre "pâles voyous" et "mondains hystériques". Et ultime scène de voyeurisme dans la découverte des travestis d’un bal Bullier méconnaissable, désormais peuplé d’ "insexués" et de "mâles déchus" incarnant la dégénérescence contemporaine et dans lesquels Mary projette l’opportunité d’un dernier meurtre impuni, seul remède à son ennui… Le pessimisme "fin-de-siècle" comme dernière étape de l’apprentissage.
Je fais très peu partie de l’espèce humaine
Et je suis beaucoup plus proche de l’espèce animale.
[…] Des gens ont essayé de m’apprivoiser.
J’ai essayé d’apprivoiser des gens.
Le résultat fut une série de malentendus […]
Peut-être aurais-je mieux fait de miauler,
[…] que d’écrire.
Rachilde, Théâtre des bêtes
A l’issue de la guerre de 1914, avec le succès de la NRF et des éditions Gallimard, avec l’apparition des nouvelles avant-gardes, dadaïstes et surréalistes qu’elle ne cessera d’attaquer violemment (elle ira jusqu’à brutaliser Max Ernst…), la "reine" perd son époque et son trône. La mort d’Alfred Valette en 1935 et la reprise du Mercure achèvent de l’éclipser.
Rachilde meurt, déjà oubliée de ses contemporains, le 23 avril 1953, au premier étage du 26, rue de Condé où se trouvent, aujourd’hui encore, les locaux du Mercure de France. Elle a 93 ans.
Dans une chronique littéraire de 1898 consacrée à un ouvrage de son ami Alfred Jarry, pour qui elle fit tant, elle avait écrit :
"Je continue à croire que l’indifférence est la dernière, la plus puissante forme de la haine et que rien n’est plus cruel que l’oubli." Clairvoyance de celle qui s’y connaissait en ces matières.