Claire Géhin lit André Léo
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines parfois malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Ce deuxième volet est consacré à André Léo, que l'on découvre sous la plume et par la voix de Claire Géhin.
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Certaines épitaphes crient, à qui se penche sur elles, l’injustice des silences. Voici les quelques mots gravés sur la tombe d’une autrice par trop oubliée.
Mme Champseix
Née Léodile Béra
Dite André Léo
Romancière. Journaliste. Féministe. Communarde.
1824-1900
L’épouse. La fille. L’artiste. La militante.
Trois noms pour bien des endroits de la vie d’une femme du XIXe siècle, bourgeoise originaire du Poitou, qui a connu le succès de son vivant – au moins l’a-t-elle connu.
Au moins, aussi, a-t-elle des archives que font vivre quelques chercheuses et chercheurs, les membres de l’association André Léo de Lusignan où elle est née, quelques militantes ou bibliothécaires aussi passionnées que passionnantes. Les existences moins privilégiées que la sienne n’en disposent pas toujours, d’archives. Elle le savait. Elle a choisi de se faire porte-voix de ces oublié·es-là.
Plongeons dans l’œuvre d’André Léo.
Plongeons, pour commencer, à la médiathèque François Mitterrand de Poitiers, là où l’on trouve les trésors qui ne sortent plus de la salle Patrimoine – la lettre capitale cogne fort, nous la rebaptiserons donc fictivement jusqu’à la fin de ce papier la salle Matrimoine André Léo.
Cœurs battants, plongeons dans l’édition originale de La Commune de Malenpis, publiée en 1874, ou dans celle des Légendes corréziennes, datant de 1870. Dans quelques rééditions, celle de Marianne, son roman le plus féministe, Aline-Ali, La Femme et les mœurs, démocratie et liberté, ou encore dans ses écrits politiques.
Plongeons parce que vous aurez peu de chance de tomber sur elle par hasard.
De rue André Léo on n’en trouve qu’une à la surface, à Poitiers. Nombre d’école André Léo, une, à Champagné Saint-Hilaire, où elle a passé sa jeunesse. À Paris où elle a vécu et cofondé en 1869 la "Société de revendication des droits de la femme", avec Louise Michel, Maria Deraisme, Jules Simon, Élie Reclus et Marthe-Noémie Reclus, depuis 2021, une passerelle porte son nom. Trouve-t-on quelques mentions dans les livres d’histoires de cette autrice féministe qui ne craint ni l’Église ni les puissants ni l’autorité ni les hommes ?
Romancière. Journaliste. Féministe. Communarde. Les étiquettes continuent à battre comme les tambours discrets du bicentenaire de sa naissance que nous célébrons cette année. Romancière. Elle décrit avec passion, créé des galeries de personnages qui dépeignent son époque et incarnent ses idées et ses combats. Elle personnifie villes et divinités, guerres et révolutions, elle fait parler Molière, Pascal et Voltaire, le peuple et les puissants, les prêtres et les gourvenants pour servir sa pensée. Journaliste. Elle publie dans La Sociale, La Commune, Le Droit des femmes ou Le Cri du Peuple. Féministe. Son écriture imagée rappelle parfois les harangues qui ouvrent les manifestations. Elle avait compris que la question de nos intimités, celles de l’amour et du mariage, étaient des questions politiques. Elle dénonce le pouvoir autoritaire et hiérarchique, les dominations : celle des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, des riches sur les pauvres, des religions sur l’éducation. Communarde. Elle œuvre avec tous les outils dont elle dispose – sa voix, sa plume, son corps, ses privilèges, bref son existence – pour qu’advienne un ordre nouveau, la paix, la liberté et même l’amour.
L’épitaphe hurle, comme elle, dans Coupons le Câble ! son dernier brûlot parut en 1899 un an avant sa mort et six ans avant 1905. Elle y dénonce les rapports entre les monarchies, les empires et la Religion.
Savourons les indignations, les aspirations et les rêves de la fin du dix-neuvième siècle. Confrontons-nous aux résonances et dissonances – il y en a. Bien qu’ayant côtoyé les paysannes et les paysans du Poitou, elle fut parfois tiraillée entre ses origines bourgeoises et ses aspirations, parfois aussi entre ville et campagne. Si sa volonté d’instruire au-delà des classes aisées est évidente, on pourra lui opposer un certain mépris pour celui qu’elle nomme "le peuple".
Mesurons les avancées : à quels endroits rien n’a changé – ou si peu. Moins de prise de la religion sur les affaires publiques – moins de prise ? Moins d’inégalités sociales, moins de misère, moins d’inégalités de genre – moins d’inégalités ? Moins de hiérarchies, de soumission, de délégation du pouvoir, moins d’autorité, moins de dominations – moins de dominations ?
Mais la victoire sera douce, quand la pensée et la liberté auront vaincu.
Les textes signés de la main d’André Léo nous ancrent dans un présent qui nous échappe. Outre le défaut d’avoir effacé les femmes de ses récits, l’histoire a parfois ce défaut d’insensibilité. Elle compile des faits, et oublie la petite voix des asservi·es, la colère sourde qui gronde au creux des ventres des femmes, tout ce qui dans la chair se nourrit de violences et d’injustices ; ce qui se ressent, ce qui fait frémir et se loge dans la chair.
Jules Ferry, d’ailleurs, a-t-il frémi en lisant André Léo ? Parce qu’il l’a lue. Ce moment délicieux où il a tiré de sa pile de livres posée sur sa table de chevet les écrits de la penseuse libertaire… Sur quelles tables de chevet, à cette heure, patientent les mots du Matrimoine littéraire qui s’écrit aujourd’hui ? Quelles chairs feront-ils frémir pour changer les regards, le monde et les lois ? Il faut les lire fort, les mots Joëlle Sambi, ceux de Chloé Delaume, et – puissions-nous ne pas pouvoir leur échapper – ceux de Cécile Coulon qui dépeint un village fictif où se jouent les drames quotidiens de notre monde dans La Langue des choses cachées…
Mais retournons dans ce présent révolu, qui a entamé certaines de nos révolutions. D’un village fictif, il est aussi question dans La Commune de Malenpis qu’André Léo écrit en 1874. Elle est alors exilée en Suisse après avoir fui le bain de sang qui a réprimé la Commune de Paris. Elle signe un conte didactique qui mêle féminisme, anarchie et révolution sociale.
Son éditeur de la Bibliothèque Démocratique, Victor Poupin, écrit en préambule de l’édition originale (qu’on peut aller en frémissant, tenir entre ses mains dans la salle Matrimoine André Léo, donc) : "André Léo est en exil. Combien de calomnies, et des plus odieuses, répandues sur son compte ! André Léo attend avec confiance l’heure de mettre à néant toutes ces infamies."
En apparence, la commune imaginée par l’autrice n’a rien de révolutionnaire, rappelle Caroline Granier : "Il n’y est certes jamais question de communisme, ni même de collectivisme, et l’argent y circule comme ailleurs, créant des inégalités économiques."1
Oui, mais les habitant·es se gouvernent seul·es. André Léo ouvre ainsi son récit : "Il y avait, dans un pays près d’ici, mais fort petit et qui ne se voit pas sur la carte, une commune indépendante de tous les peuples voisins, qui se gouvernait à sa guise, en raison de vieilles chartes qu’elle avait." Ces chartes interdisent notamment à quelque prince que ce soit de fouler le sol de la commune. Bien sûr la faille s’ouvre, malgré les mises en gardes. L’éblouissement survient, s’appuyant sur l’avarice. Et le Prince arrive.
Malenpis la Bien-Heureuse remet donc finalement son pouvoir aux mains du prince. Avec sa galerie de personnages et leurs noms drôlatiques, quelques situations grotesques, la simplicité apparente de l’intrigue, André Léo sert son propos politique et entend faire réfléchir ses lecteur·ices aux systèmes pour lesquels il importe de se battre.
Le personnage de Jacques incarne l’instruction nouvelle, rêvée par André Léo : par la pédagogie active et l’attention aux besoins des élèves, que l’école devienne le lieu d’apprentissage de la libre pensée.
Il n’est même pas question de mixité ici, pourtant André Léo se bat aussi pour l’éducation des mères. Car qui peut sentir ses chaînes et se saisir de révolutions sans espace pour penser ? En 1869, elle écrit dans La Femme et les mœurs. Liberté ou monarchie : "Lorsque l’intelligence de la femme aura cessé d’être systématiquement enfermée dans les premiers moules de la conception humaine, quand on lui aura rendu l’air et la liberté ; quand elle recevra une instruction semblable à celle de l’homme… alors nos physiologistes pourront reprendre leurs balances et recommencer leurs calculs."
À Malenpis-la-Bienheureuse, ce sont les femmes qui ramènent la liberté dans leur commune, elles qui avaient "de longues colères amassées, qui leur mettaient du feu dans les bras et dans les jarrets."
Pour vivre de sa plume, il lui fallut un patronyme. Son parcours dans l’édition en rappelle d’autres. Prête à supprimer les marques de la féminité pour prendre la parole, elle n’a pas non plus hésité à faire imprimer un de ses textes à ses frais, avant de publier sous le nom d’André Léo, à compte d’éditeur, en 1862. Il s’agit des deux prénoms de ses jumeaux, nés en 1853 de son mariage avec Grégoire Champseix.
Car elle a aimé des hommes dans un siècle où Proudhon entendait démontrer l’infériorité naturelle physique, morale et intellectuelle de la femme. Elle entreprend de lui répondre avec patience et application, tout comme elle oppose avec force son analyse politique à celle de Marx ou de Bakounine, se privant parfois de tribunes dans les journaux de son propre camp.
Plus on plonge dans l’œuvre droite et fière d’André Léo, plus l’envie d’entendre le grain de sa voix se fait pressante. On voudrait lui tendre le micro comme dans La Commune de Peter Watkins.
"Comment vous êtes-vous fait une place parmi les hommes ? Êtes-vous toujours restée intègre ? Avez-vous conscience de vos privilèges ? Prétendez-vous pouvoir éduquer le peuple et porter sa voix ? André Léo, comment aimeriez-vous qu’on se rappelle de vous ?"
Mais il est tard. La salle Matrimoine André Léo va fermer.
Restent sa mémoire et ses écrits. La pile de livres un peu plus haute sur la table de chevet. Tout ce qu’en nous encore ils peuvent changer.
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1. GRANIER, Caroline, André Léo, une auteure engagée. Liens et affinités avec les écrivains libertaires de son temps. Les Vies d’André Léo. Romancière, féministe et communarde. Dir, CHAUVAUD, Frédéric, DUBASQUE François, ROSSIGNOL, Pierre, VIBRAC, Louis. Les Archives du Féminisme, Presses Universitaire de Rennes, Rennes, 2015.