"Aux îles" - La grande évasion
Aurélia Coulaty construit, au fil de ses publications, une œuvre protéiforme marquée par le voyage. Créations sonores, reportages de presse, contes pour enfants, récits migratoires, l’écrivaine se laisse guider par l’envie et les rencontres. Le talent fait le reste. Son dernier ouvrage propose une évasion inédite au pays des îles, rythmée par des légendes et des faits, mêlant imaginaire et géographie insulaire. Aux îles invite les lecteurs à plonger dans un corpus subjectif, allant de l’Atlantide à Sumatra, pour une déambulation aux confins de l’écologie, de la fable et de la géopolitique. Une fascinante synthèse, où l’onirisme et l’informatif s’imbriquent en harmonie, sublimée par les illustrations aux crayons de couleur de Clément Thoby.
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L’art de la composition
Dès l’introduction, l’autrice donne le la. Elle explique être partie de cette question-jeu à laquelle nous avons tous répondu au moins une fois : qu’emporterais-tu avec toi sur une île déserte ? De cela, elle imagine un atlas sensible, composé de trente-cinq îles ou ensembles d’îles (on en dénombre environ 300 000 sur le globe). À chaque page son île, à chaque île sa légende, ses faits marquants, qu’ils soient fictionnels ou historiques (souvent, les deux se mêlent). Autour de ces courts exposés s’agrège un petit encart intitulé Dans mes bagages, dans lequel Aurélia Coulaty imagine ce qui lui serait utile d’emmener sur tel ou tel territoire précis.
"Quand j’irai dans îles Eoliennes admirer un autre volcan italien, le Stromboli, j’emporterai une outre pour enfermer le vent mauvais."
Aux côtés des valises poétiques de l’écrivaine-voyageuse se trouve un autre encart récurrent, réservé à l’environnement. L’autrice y raconte les ressources de l’île, ses espèces endémiques et/ou menacées, ses particularités… Grâce à ces trois focus thématiques, rédigés d’une plume claire et transportée, le lecteur en apprend beaucoup, vite, et l’enthousiasme mis à lui transmettre est contagieux. Pour les âmes rêveuses que la lecture attire moins, il suffit de tourner les pages et de se laisser porter par les illustrations naïves de l’artiste, qui collent à merveille avec l’imaginaire de l’écrivaine.
Raconter la géographie
Étonnamment, aucune carte à signaler ici. Aurélia Coulaty tient à sa liberté d’associer plusieurs terres sous le même titre, bien qu’elles soient dispersées sur différentes mers. C’est l’histoire qui prime, la logique narrative qui guide. Ce qu’une île peut offrir comme récits similaires, comme schémas répétés, peu importe son emplacement sur le globe. Ainsi nous présente-t-elle Des îles pour les grands prisonniers, car l’île peut autant être une terre de découverte pour un Magellan face à la Terre de feu, qu’une cellule sans échappatoire pour un Al Capone. Elle regroupe ainsi Alcatraz, If, Sainte-Hélène, Sainte-Marguerite et Robben Island en dressant les succincts portraits du mystérieux Masque de fer, du fictif Comte de Monte Cristo, du résistant Mandela ou de Napoléon Ier. L’île aux trésors devient quant à elle l’occasion d’évoquer les premières sociétés libres de pirates, les renommés Frères la Côte, dont le trésor serait plus le modèle solidaire trouvé, que la quête des butins qu’ils se partageaient. Le duo d’autrice-illustrateur ballote ainsi les lecteurs sur une centaine de pages, des légendes arthuriennes d'Avalon à l’île ‘Ata, dont l’histoire rappelle le célèbre roman Sa Majesté des mouches ; des îles étapes d’Ulysse dans L’Odyssée aux Marquises ou encore, au Japon.
Rêver oui, mais informer aussi
Pourtant, Aux îles ne donne pas le tournis. Au contraire, le livre permet de voir plus clair. Car comme toute savante, Aurélia Coulaty maîtrise assez ses sujets pour les vulgariser avec aisance, imagination et précision. Si elle raconte beaucoup d’histoires, et c’est là son métier, l’autrice rétablit la vérité quand il le faut. La page dévolue à l’Île de Pâques dément la croyance selon laquelle les habitants de l’île auraient épuisé leur terre de toutes ses ressources, se condamnant eux-mêmes à l’extinction. Dans un autre registre, elle n’oublie pas d’actualiser ceux qui auraient rêvé trop longtemps sur leur barque, et leur glisse que, dans ses bagages pour la Grande-Bretagne, elle emportera un passeport, car depuis le Brexit, il est nécessaire à tous pour y entrer. Elle décrit et décrie la déforestation et ses ravages sur les écosystèmes insulaires, n’évite pas le sujet de la colonisation et du commerce triangulaire quand elle évoque La Martinique. Une double page un peu à part, qui regarde son histoire en face, avec justesse, et offre en bonus un magnifique portrait d’Aimé Césaire, par lequel Clément Thoby prouve que son talent ne s’arrête pas au paysage. L’auteure dispense ailleurs un rapide cours sur l’immense empire du Commonwealth, régenté par cette île qu’on appelle la Grande-Bretagne. Documentée par des sources ultra et extra marines (sa liste de remerciements est un carnet de voyage en soi), Aurélia Coulaty livre un lexique final qui permet de différencier une île continentale d'une île océanique, ou de découvrir le concept, ô combien intrigant, d’île fantôme.
Si je partais sur une île déserte, j’emporterais Aux îles.
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Aux îles, d'Aurélia Coulaty, illustré par Clément Thoby
2023, Actes Sud Beaux-Livres / Voyages, 96 pages