"Avions", et le ciel incertain fait danser ce qu'il veut


Poète et performeuse, Frédérique Soumagne publie aux Éditions Dernier Télégramme un long poème retraçant l’épopée de ces découvreurs, aventuriers et aventurières d’une époque où le rêve était au cœur de nos inventions et de nos grandes découvertes. Avions apporte un éclairage sur une période de l’histoire que le livre déplie au tournant du XIXᵉ et du XXᵉ siècle.
L’autrice découvre dans des journaux français et anglais une quantité d’articles, de récits d’évènements qui relatent des aventures s’achevant en catastrophes : disparitions d’avions, de montgolfières, de navires en mer. Partant sans doute de l’idée que sans passé partagé il ne peut y avoir de commun, elle orchestre une cartographie en mouvement, un chaos d’où naissent les étoiles de cette histoire commune en une infinie variation poétique. Un objet cosmique, une syntaxe de météorites et d’écailles, de comètes et de queues de sirènes. Ulysse plane sans hélices et croise avec délice la première femme à avoir traversé l’Atlantique avec un biplan.
"Il faut désirer le risque" dit-elle. "C'est ce qui permet à soi-même d’être en expansion, d’être capable de se dépasser, de réaliser de belles choses, et bien sûr d’aller trop loin." (…) "C’est d’abord le rêve qui a fabriqué les avions." C’est toujours le rêve, depuis l’Antiquité."
Ce jour-là on attend les deux aviateurs Charles Nungesser et François Coli du côté du pont de New York. Ils ont décollé du Bourget à 5 h 17 le 8 mai 1927. Près de la statue de la Liberté des milliers de personnes retiennent leur souffle en scrutant l’horizon. Mais l’oiseau blanc a disparu. Un pêcheur aurait entendu un avion en difficulté au-dessus de Terre-Neuve. Aucun morceau d’avion n’a été retrouvé. Ils auraient traversé l’Atlantique avant Lindbergh. Mais le rêve est resté intact.
Frédérique Soumagne dit que "chacun porte en lui son petit cosmos". Elle évoque la danseuse Isadora Duncan, parlant de sa danse comme d’un "phénomène naturel grandiose fait de vagues, de mers, de volcans, d’une terre qui bouge à l’intérieur de l’humain qui danse". "Nous appartenons à un cosmos et nous portons en nous ce cosmos" dit-elle. "Nous avalons des flammes, des volcans que nous continuons à porter comme si l’on refabriquait en nous cet univers dangereux et magnifique, capable d’explosions, d’expansion et d’une très grande mobilité. "le risque est là tout le temps, sous le signe d’une flamme, sous le signe du feu, du combat". "Nous sommes la plupart du temps proches de l’anéantissement, d’un individu seul, d’une humanité toute entière, de cette humanité en nous". "Par une sorte de défi lancé à la mort nous voulons souvent aller trop loin". Elle évoque "la condition de l’homme tragique acceptant la mort pour se donner accès à une vie pleine, une vie réelle, dans l’abandon du concept du bonheur pour se tourner vers la joie". "C’est pour cela que les aventurières et les aventuriers ne cessent de prendre des risques" dit-elle "meurent tout le temps, en avion, en montgolfière, en bateau." "Le réel est intéressant quand il est sans secours." Elle attire notre attention sur « ce point de bascule, ce jeu de hasard où cela peut pencher d’un côté ou de l’autre, d’un rien." "Jeter les dés. Cette chose éperdue d’aller jeter les dés avec soi-même dans cette époque charnière où le rêve et l’imagination font jeu égal avec la science et la technique." "Ce n’est plus le cas désormais, on mépriserait aujourd’hui quelqu’un qui tenterait de faire un bateau avec des écailles de poissons."
C’est toujours d’abord la langue que cette autrice travaille, provoquant des explosions pour voir la fumée que ferait l’agencement de ces mots-là, à ce moment de bifurcation auquel l’invite un objet d’écriture animé de sa propre organicité. Sa langue bleu-noir brûle doucement pour inventer une alchimie révélatrice, rassemblant ces disparitions en motifs de grâce, d’élévations fragiles, de chutes et d’évanouissements, jetant comme un sort aux lecteurs ce poème, poudre lancée au cœur pour célébrer la course de ces comètes ralenties dans notre mémoire chancelante.
La question de ce que c’est que l’histoire hante cet ouvrage. L’histoire de nos rêves, de nos œuvres, de nos belles créations autant que de nos naufrages. Une invitation à regarder dans ses articulations et ses moments de bascule ce que l’on a perdu, tout en contemplant la valeur de nos choix. Et quoiqu’il advienne, afin de préserver dans ce déplacement le plus vivant de notre être au monde, courir le risque. Tout en s’appuyant sur une exigence de vérité historique, Frédérique Soumagne signe un hommage éclairant à celles et ceux qui dans l’accomplissement de ce que leur aventure réclame, finissent par se délester de leur propre vie après avoir jeté pêle-mêle leurs trains d’atterrissage, leurs pistolets à lueur et tout le superflu, pour aller plus haut, plus loin et au-delà. Son geste poétique nous propulse et nous nous frayons un chemin dans ce poème stellaire parsemé d’objets satellitaires, à la rencontre de ces éclaireurs animés par le désir d’un inatteignable dont on ne revient pas.
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Avions, de Frédérique Soumagne, ed. Dernier télégramme
