Ballade du vent et du roseau
Le nouveau recueil de Christian Viguié, publié aux éditions La Table ronde, réunit quatre ensembles, les deux premiers inédits et deux autres, plus courts, anciens (1996 et 1997), ici réédités, sans qu’aucune distorsion ne soit repérable dans l’évolution et les orientations de sa poétique.
Si les poèmes relèvent donc tous de sa veine habituelle et même unique, remarquablement unique et unitaire, dirons-nous, tant l’œuvre poétique est d’une parfaite cohésion qui creuse inlassablement le même sillon fécond, quelque chose d’un peu nouveau se fait jour ici : l’apparition d’une discrète fiction. Celle-ci introduit un très léger décalage, à peine perceptible pour qui ne serait pas familier de l’œuvre : la voix énonciative n’est plus tout à fait celle du poète mais elle est prise en charge par un personnage, celui-ci continuât-il de s’exprimer à la première personne et comme dans le flou de l’incognito, de l’impersonnalité, depuis une sorte de degré zéro du personnage. Car celui-ci, sorte de double imaginaire de l’auteur, hétéronyme anonyme pourrait-on dire, est presque sans épaisseur narrative ni existence sociale : c’est un vagabond, un rêveur impénitent, dépossédé de tout, une sorte de sage chinois errant, à la Bashô, ou de gardeur de troupeaux à la Pessoa (Viguié est le petit frère d’Alberto Caeiro, son plus digne héritier) ou de Diogène naïf et heureux, ou de stoïcien émerveillé.
C’est un idiot céleste, un misérable lumineux qui exprime ici sa vision du monde, un chemineau qui parle et chemine en parlant, qui parle en s’étonnant, un chemineau n’ayant pas de carte d’identité ni d’autres possessions que son étonnement devant la beauté des simples choses. Cette fiction, pour minimale qu’elle soit, permet à Viguié d’exposer rien de moins que sa philosophie, la philosophie de sa poésie. Or cette philosophie est paradoxale puisqu’elle est précisément une anti-philosophie : non un système d’idées, mais la ruine de toute idée dès lors qu’on lui préfère l’émerveillement devant les phénomènes du monde :
Te font rire ceux à la recherche d’une esthétique pure
D’esthétique pure il n’y a que ce que tu croises
par exemple cette flaque capable d’absorber
lune, soleil, étoiles
de faire flotter dans le ciel une plume
et sur l’eau la légèreté d’un nuage
Quelle autre esthétique y aurait-il
en dehors de ce qui n’est pas voyage
allant du néant au néant
ou confirmant simplement
ce que confirme cette flaque
le fait de refléter une partie du monde ?
Inanité de la pensée devant ce qu’elle pense. Si la philosophie est fille de l’étonnement, la poésie de Viguié est cette jeune fille qui préfère ne pas grandir, qui perdure dans sa fraîcheur juvénile et n’arrête pas sa pensée à de la pensée. Penser pour lui (ou pour son personnage) n’est pas autre chose en effet que constater ce qui est dans l’étonnement de son surgissement. Penser c’est, à la limite, avoir la sagesse de ne pas penser. C’est donc une philosophie pauvre qui s’exprime ici, une philosophie de la pauvreté de la philosophie et de la richesse du monde dans sa profusion élémentaire. Le vœu de pauvreté n’y résulte pas d’un renoncement, ni d’une ascèse volontaire, il est le choix d’un contentement, la voie d’une adhésion, le parti-pris de l’assentiment au monde dans sa simplicité native et suffisante. Le personnage-narrateur de la deuxième section (« Chemins cousus sur des ombres ») est ainsi un amoureux transi et transitoire (et qui abandonne d’ailleurs peu à peu son discours amoureux comme s’il le laissait filer), un amant éperdu et distrait qui ne cherche pas à posséder l’objet de son amour : être amoureux lui suffit puisqu’il retrouve son amour dans chaque chose, dans chaque paysage. À quoi bon tenter de retenir ce qu’on aime quand il vaut mieux le laisser aller partout.
Le monde de Viguié est simple, c’est-à-dire agrandi par l’étonnement de le découvrir tel qu’il est. Il est fait de choses simples : des fleurs, des pierres, une fenêtre, une pluie, une tristesse, un oiseau grand comme un soleil rouge, etc. Au narrateur, c’est donc le monde qui tient lieu de philosophie.
Mes certitudes sont distraites
comme s’il y avait un soleil
à côté de chaque vérité
Voilà bien le type de savoir dont rend compte et que met en œuvre cette poésie. Noter une vérité c’est la noter en passant, sans y prêter plus d’attention qu’elle n’en requiert puisque ce serait alors la figer que de la fixer. Or ce qu’elle réclame n’est nullement d’exclure ni de légiférer, mais d’être sensible à elle autant qu’au contraire qui la côtoie, à ce soleil plein et tremblant qui est comme une ombre lumineuse à ses pieds, et qui aveugle autant qu’elle éclaire. Car c’est bien un soleil (on notera chez Viguié la préférence marquée pour l’article indéfini s’agissant de ce substantif) qui agit ici, près de cette vérité, non pas le soleil de la transcendance éternelle, mais celui de l’immanence horizontale et de la continuité des existants, l’astre clignotant du provisoire. Un soleil n’ayant pas plus (et pas moins non plus) de valeur qu’un oiseau, une orange ou une émotion. Car ce que ne cesse de dire et d’éprouver cette philosophie, cette poésie-philosophie, c’est la contiguïté de la pensée et des choses : la pensée ne prend jamais le pas sur les choses, elle se range à leur côté (de leur côté, presque) comme si elle était simplement l’une des modalités de l’être, ni supérieure ni même différente. Avoir des pensées et des émotions ne vous retire pas du monde, c’est encore une manière d’y être, de s’ajuster à lui, à ce qui vient de lui quand bien même ce sera pour en partir à la fin.
Les mots et les choses ne sont pas distincts. Le poète les vit les uns et les autres pareillement, il les vit les uns après les autres et les uns par les autres continûment, selon un langage entier et une philosophie naturelle et simple qui est une poésie spontanée, une poésie d’approbation. Qui n’est rien d’autre que la poésie de l’évidence heureuse du monde. L’homme y est ce roseau pensant dont toute la pensée penche en faveur du vent.
Ballade du vent et du roseau de Christian Viguié
La Table ronde
Mars 2022
224 pages
18 euros
ISBN : 9791037110206
(Photo : Quitterie de Fommervault)