Castelmaure
Lewis Trondheim et Alfred réunis, c’est la promesse d’un récit haut en couleur et elle est belle et bien tenue pour notre plus grand plaisir. Castelmaure, publié cet automne aux éditions Delcourt, ressemble à un terrain de jeu où les auteurs se seraient amusés comme des fous à explorer tout ce que le récit et le conte peuvent offrir d’émotions, de la tragédie au rire en passant par la poésie.
Un roi disparu depuis vingt ans, un château tourmenté par les vents et des milliers d’enfants nés le même jour, voici le point de départ de cette histoire. L’entrée en matière saisit et pousse d’entrée le lecteur à tourner les pages pour savoir vers quelle histoire farfelue Trondheim et Alfred comptent l’embarquer. La nuit, dans la forêt, une sorcière chasse les lapins et récupère leurs yeux. C’est alors que le spectre d’un enfant apparaît. À sa vue, la sorcière effrayée s’enfuit et tente de se cacher. Mais le spectre de l’enfant la suit toujours et il lui offre un sourire des plus glaçants. Cette scène de sorcière est en réalité une histoire rapportée à Zéphyrin Loreau. Zéphyrin Loreau est mythographe et son travail consiste à récolter les contes oraux dans les villages.
"C’est sans doute ainsi que naissent les contes. Un récit anodin auquel de bouche à oreille s’agrègent moult fantaisies et inventions. J’aime ce travail de mythographe." Mais au départ, si Zéphyrin Loreau a pris la route vingt ans plus tôt, ce n’est pas pour récolter des contes, mais pour se mettre en quête du roi Éric soudainement disparu. Sa quête dura dix ans et fut vaine. Toutes ces années, Zéphyrin Loreau croisa des gens affirmant avoir vu ou croisé le roi Éric, autant d’affabulations qui auraient pu être des points de départ pour de futurs contes. Mais il ne trouva que des impasses dans lesquelles il s’égara jusqu’à devenir errant. Et depuis ce temps, depuis la disparition du roi Éric, le château de Castelmaure et la mer qui l’entoure sont tourmentés par les vents et Zéphyrin Loreau continue d’arpenter les villages pour récolter la parole des anciens.
"Heureusement, Zéphyrin Loreau est là, il est celui qui va tisser les liens entre tous et conduire les personnages vers la réponse à la question que tout le monde se pose : qui a mis un tel bazar dans cette histoire ?"
Un roi disparu et un mythographe à sa recherche, rien de très compliqué jusque là. Mais au fil des pages, une flopée de personnages entre en scène, personnages tous plus intrigants les uns que les autres. L’histoire se complexifie et une multitude de questions déboule en rafale alors que les pages ne cessent de tourner : qui est Nathanaëlle, cette jeune femme qui entend des voix lui ordonnant de tuer chaque homme qui s’approche d’elle ? Et Théodore, pourquoi se transforme-t-il en monstre tueur lorsqu’il est en danger ? Et Camille, ce monstre humain à deux têtes, moitié homme moitié femme, exhibé par le forain, d’où vient-il ? Pourquoi le vieil ermite attente-t-il à ses jours et pourquoi est-il en possession de l’épée du roi Éric ? Et pourquoi, il y a vingt ans, des milliers d’enfants sont-ils nés le même jour ? Et tous ces personnages, qu’ont-ils à voir les uns avec les autres ? Ils pourraient tous être le héros d’un conte qui leur serait dédié. Alors l’histoire foisonne, l’intrigue s’épaissit, vous ne voyez pas le temps passer au point qu’il est même possible que vous ayez oublié d’aller chercher le petit à l’école. Heureusement, Zéphyrin Loreau est là, il est celui qui va tisser les liens entre tous et conduire les personnages vers la réponse à la question que tout le monde se pose : qui a mis un tel bazar dans cette histoire ? Pour le savoir, il vous faudra embarquer pour le château de Castelmaure et affronter une mer déchaînée par la violence des vents.
Lewis Trondheim œuvre depuis la fin des années quatre-vingt dans le monde de la bande dessinée. Son talent de narrateur s’exprime une nouvelle fois dans Castelmaure tant par la dynamique du récit et son originalité que par son découpage qui malgré sa complexité ne perd jamais le lecteur. Trondheim embarque par les intrigues qu’il enchaîne magistralement. Alfred sert l’écriture par un dessin à la fois riche et clair dans sa lecture, jouant avec le lecteur en parsemant les cases de détails, autant d’indices que celui-ci ne verra certainement pas à la première lecture (mais très probablement à la seconde). Les couleurs de Lou et Alfred accompagnent le lecteur en lui permettant de se situer dans le temps du récit, car les aller-retour entre le passé et le présent sont permanents. Ainsi, pour schématiser, des couleurs plus sombres représentent le passé et des couleurs plus réalistes (herbes vertes, ciel bleu) sont utilisées pour le présent. Par ailleurs, les couleurs donnent – quel que soit le temps du récit – une indication forte supplémentaire sur l’état émotionnel dans lequel se trouvent les personnages : colère, stupeur, effroi… Cela fonctionne merveilleusement bien à la lecture, il n’y a qu’à se laisser guider puis emporter. Se laisser faire en somme.
Il n’y a rien de plus plaisant que de plonger dans la lecture de ce récit révélant les connivences de ce duo d’auteurs virtuoses. Se servant des codes du récit d’aventures et du conte, ils créent à eux deux un formidable objet de plaisir et un tourbillon d’émotions qui nous enveloppe sans trêve jusqu’au dénouement.
Castelmaure
Scénario de Lewis Trondheim, dessin d'Alfred, couleur par Lou et Alfred
Éditions Delcourt, collection Shampooing
Octobre 2020
18,95 euros
EAN : 9 782 413 028 901