À ceux qui sont partis, à ceux qui sont restés
À ceux qui sont partis, à ceux qui sont restés est le troisième roman de Parinoush Saniee, psychologue, sociologue, et romancière iranienne. À travers le portrait d’une famille réunie après de longues décennies de séparation, le livre donne à entendre comment l’histoire collective vient imprimer sa marque au plus intime des liens familiaux.
Le roman, traduit par Odile Demange et publié aux éditions Robert Laffont, est sélectionné pour l'édition 2022-2023 De livre en livre, le prix des lycéennes, lycéens et apprenti(e)s de Nouvelle-Aquitaine.
Une maison louée au bord de la mer sur la côte turque.
C’est là que se réunissent pendant dix jours, à l’intersection de leurs mondes, les membres d’une famille iranienne séparée par la révolution de 1979.
Mère, ancienne professeure de littérature aujourd’hui âgée, y retrouve pour la première fois depuis 28 ans ses cinq enfants réunis. Mohsen et Maryam sont restés vivre près d’elle en Iran, tandis que Mohammad, Mahnaz, et Medhi sont installés depuis plusieurs décennies aux USA, en France, et en Suède. Chacun d’entre eux vient accompagné de la famille qu’il a depuis fondée.
La narration est portée par la voix de Dokhi, la fille d’Habib, sixième frère de la fratrie décédé dans des circonstances mystérieuses. Narratrice discrète et à la place singulière, la jeune femme consigne chaque moment dans son carnet, pour tenter de fixer la mémoire qui lui fait défaut, et ne plus laisser s’envoler les souvenirs familiaux. Depuis le décès précoce de ses parents, elle s’occupe au quotidien de Mère, dont la santé reste fragile. C’est depuis cette place de soin aux autres et d’insouciance confisquée, qu’elle rapporte, un peu à l’écart des autres jeunes de la famille, ces dix jours ensemble.
Le texte est régulièrement entrecoupé par les cauchemars terrifiants que Dokhi fait la nuit. S’y meuvent six femmes emmêlées, comme un même corps à plusieurs têtes. Elle en sort chaque fois suffocante, inquiète de ne plus en revenir la fois suivante.
Le récit commence dans le train, à quelques kilomètres de la frontière iranienne, qui s’éloigne rapidement. Dans le wagon où sont installées Mère et sa lignée restée au pays, l’atmosphère est chargée d’excitation et de tension. Les retrouvailles tardent à chacun. À l’arrivée du train, embrassades et effusions de pleurs accueillent les arrivants, avant de rejoindre la maison louée pour ces dix jours.
Dans la villa blanche dont les fenêtres donnent sur la mer, les premiers repas sont partagés avec hâte et entrain par la famille réunie. De longues heures défilent ensuite, à discuter dans le jardin et tenter de rattraper le temps perdu, assis sur un grand drap posé au sol, avec des fruits qui circulent de main en main.
Rapidement, pourtant, des premiers points de frictions apparaissent.
Les petits-enfants de Mère, qui cheminent désormais dans des langues différentes, annoncent par leurs guéguerres, le décalage entre leurs réels respectifs.
La famille émigrée s’impatiente du "temps perdu" par les leurs à des occupations qui leur semblent sans intérêt.
Quant à Mehdi, le frère exilé en Suède dans des conditions troubles, il reste drapé dans un silence déroutant.
"Nos idées, notre vécu, jusqu’à notre façon de parler ne sont plus les mêmes. [Nous n’avons plus] d’amis communs, pas d’avenir commun, pas de projets communs dont nous pourrions discuter."
À présent dispersés de part et d’autre du monde, une frontière invisible s’est créée au sein même de la famille. Comme le soulignera Dokhi, trente années de distance transforment des frères et sœurs en étrangers. "Nos idées, notre vécu, jusqu’à notre façon de parler ne sont plus les mêmes. [Nous n’avons plus] d’amis communs, pas d’avenir commun, pas de projets communs dont nous pourrions discuter. Combien de temps peut-on passer à évoquer des souvenirs d’enfance ? Nous les avons tous ressassés une bonne dizaine de fois au moins. Nous n’avons plus rien à nous dire."
Entre ceux qui sont restés, et ceux qui sont partis, les ressentiments et rancunes se révèlent au fil des jours.
Mohsen et Maryam envient l’aisance financière que leurs frères semblent avoir trouvée à l’étranger, tandis qu’eux enduraient les années de guerre en Iran, avec "les arrestations, les exécutions de masse, le désespoir face à l’absence d’avenir". Ils reprochent aux émigrés leur absence pendant ces moments, et gardent l’impression d’avoir été sacrifiés pour la réussite des trois autres. Surtout, leurs frères et sœurs installés en Occident semblent à présent se comporter comme "supérieurs", plus "civilisés", et les traiter comme "des arriérés".
En miroir, ceux qui sont partis témoignent des épreuves vécues dans l’exil. La séparation brutale avec les siens, et la solitude dans un pays inconnu. La distance insupportable tandis que pères et mères vieillissent, puis meurent en votre absence. Le déclassement social de ceux qui migrent, et le mépris constant auquel ils font face dans les pays d’installation. Et bien sûr, les coups de fil criblés de mensonge, où on s’entend dire à la famille restée au pays que Oui, tout va bien, Oui, on a trouvé un travail, Oui, on a une belle maison, Oui, les enfants vont au mieux. Parce que ce n’est ni dicible, ni audible, que ce trou définitif dans le groupe familial ne soit pas compensé, réparé, par le succès de ceux qu’on a perdus. Mais que peuvent en comprendre ceux qui sont toujours restés auprès des leurs ?
Dans les récits partagés par ces frères et sœurs que l’exil a séparés, on prend la mesure de ce que la migration dissout dans la filiation. On touche de plus près ce "nous" qui ne parvient plus à se rejoindre une fois une frontière passée. On comprend comment les silences et traumas de la grande histoire viennent se rejouer au plus intime de nos liens familiaux.
Pourtant, malgré l’âpreté des thèmes en jeu, le roman de Parinoush Saniee n’est ni écrasant, ni exempt de vitalité. Le texte est rempli de réparties assez croustillantes, à coup de sarcasmes et de vannes bien placées entre frères et sœurs, cousins et cousines. L’énergie acerbe et bien dosée des dialogues, amène à aborder ces questions essentielles tout à la fois frontalement, et avec une pincée d’humour qui permet de les envisager avec une acuité assez inédite.
À ceux qui sont partis, à ceux qui sont restés de Parinoush Saniee
Traduction d'Odile Demange
Éditions Robert Laffont
Juin 2021
306 pages
20 euros
EAN : 9782221252031
(Photo : Quitterie de Fommervault)