"Compte tes blessures" de Morgan Simon
Entretien avec Morgan Simon.
Comment est né Compte tes blessures, votre premier long-métrage ?
De choses personnelles, que j’ai exacerbées. Je voulais parler de la famille monoparentale, des non-dits, de l’incommunicabilité, de l’amour. Le personnage principal, Vincent, vit un paradoxe que sans doute nous avons tous ressenti chacun à notre manière. En tant que chanteur, il est capable de crier sur scène avec charisme devant un public, mais chez lui, face à son père, il subit et se tait. Finalement, une question de cinéma se posait ici : un concert de post-hardcore est-il plus intense qu’une scène de famille autour de la table ? Le deuil maternel me touche et de là est venue l’idée d’un triangle amoureux un peu étrange, entre le fils, le père et la nouvelle petite amie du père.
Cette musique, le post-hardcore, est une musique rock alternative, mais elle est aussi sponsorisée...
Même si cette musique demeure "underground", elle utilise aussi les codes de la musique mainstream. Cela brouille le côté contestataire des débuts du hardcore dans les années 1980. L’aspect politique de cette musique s’est peu à peu dissipé, pour s’orienter vers d’autres formes de revendication comme le "véganisme" qui est depuis de nombreuses années très présent dans cette scène musicale. Le film questionne ce qu’être alternatif signifie aujourd’hui. Est-ce être tatoué et crier dans un micro, comme le fait le fils, ou est-ce se lever à quatre heures du matin pour aller travailler comme le fait le père ?
Vos courts-métrages posent déjà l’univers de Compte tes blessures. On y retrouve Nathan Willcocks et Kévin Azaïs. Il y a l’univers du tatouage et de la musique hardcore. Qu’est-ce qui vous attire dans ces milieux ?
J’écoute beaucoup de rock alternatif, du hardcore, du post-hardcore et du punk-rock, et tous les styles dérivés, depuis l’adolescence. Ça m’est assez naturel d’en parler, tout comme la culture du tatouage qui est intimement liée à ces milieux, bien que je n’en porte pas. Je suis touché par ce mode d’expression — c’est une façon de marquer des moments de sa vie, des bonheurs ou des blessures, de raconter quelque chose sans avoir à l’exprimer par des mots. C’est parfois plus simple. Au début de Compte tes blessures, Vincent se fait tatouer le visage de son père sur le cou. C’est une grande preuve d’amour que son père, pour autant, rejette sans remords. Cette idée racontait déjà pour moi leur incapacité à communiquer.
Comment avez-vous travaillé le passage du court au long-métrage ?
Compte tes blessures était mon scénario de fin d’études à la Fémis. Il m’a fallu deux ans pour trouver la forme finale du long-métrage, arriver à sa simplicité narrative. J’ai réalisé entre temps Essaie de mourir jeune pour approfondir les relations père-fils et les personnages. Je travaille toujours de la même manière : je pars de scènes, de fulgurances et ensuite j’en déduis l’histoire, je taille, j’épure. J’écris seul, m’isole en ermite pendant des phases de travail assez courtes, je me mets dans des conditions difficiles où à la fin je perds la rationalité des choses. Mais je reste ouvert. La dernière version du scénario a été guidée par un travail avec Julia Ducournau, la réalisatrice de Grave, qui m’a permis d’aller à l’essentiel. Dans les films de John Cassavetes ou de Maurice Pialat, les sentiments sont plus forts que les histoires, qui sont en fait très simples. Ces réalisateurs aiment à ce point leurs personnages qu’on a l’impression que le monde va mieux après avoir vu leurs films.
On sent une énergie dans le film, chez les acteurs, dans la mise en scène, beaucoup en plan-séquence...
Je tourne au maximum dans l’ordre des scènes, je ne peux pas faire autrement. Parce que même si le scénario est fini, je continue à chercher des choses sur le tournage avec les acteurs, sur chaque scène, c’est une nouvelle écriture. C’est une façon organique de travailler avec les acteurs pour tirer ensemble ce qu’il y a au fond, et c’est épuisant. J’essaie de donner aux acteurs un sentiment de liberté le plus grand possible, tout en leur donnant un cadre assez ferme.
Quelle est votre approche des scènes musicales dans le film ?
Je ne me dis jamais que je filme un concert. Je poursuis ce que le personnage ressent et le plan-séquence permet de vivre pleinement ce moment. Je ne cherche pas à le garder forcément au montage, c’est ce que cela crée au tournage qui m’intéresse, la tension, la liberté, le danger. Quand le personnage de Kévin chante, il y a l’exaltation et la frustration, c’est une libération. Pour crier sur scène, Kévin a été coaché par Julien Krug qui est un vrai chanteur de post-hardcore. La culture musicale de Kévin vient du hip-hop et, au-delà du scénario, ce défi de faire une performance l’intéressait beaucoup, de montrer qu’il pouvait aller totalement à l’opposé de ce qu’il avait précédemment joué.
Vous avez créé pas mal de tatouages pour le film.
Là encore, cela a été plusieurs mois d’essais et de recherches. Il y a eu un gros travail de création de l’Atelier 69. Il fallait entre une et deux heures pour les poser puis les enlever. J’avais un regard très clair sur ce que je cherchais, cela devait rester cohérent et se fondre avec les tatouages que Kévin avait déjà.
Vos personnages masculins sont à la fois intenses et fragiles.
Mes personnages ont effectivement une grosse carapace, mais quand on l’ouvre, ils fondent. Ils retiennent leurs émotions, leurs frustrations dans des non-dits et des silences qui pèsent fort, pour n’arriver à les exprimer que lorsqu’ils sont vraiment acculés, qu’il n’y a plus d’autre issue.
Quels sont les cinéastes qui vous ont marqué ?
Il y a Gus Van Sant avec notamment Paranoid Park. C’est un film de chevet pour moi dans sa capacité à raconter avec poésie les choses les plus dures, et sa beauté, celle de ses acteurs qui n’est pas que physique, elle est profondément intérieure. J’aime beaucoup les films de Jean Vigo comme Zéro de conduite, il y a une espièglerie libertaire qui est pour moi la définition même du cinéma. J’ai de l’admiration pour les films d’Alan Clarke, pour leur radicalité et leur énergie bouillonnante. Dans des genres assez différents, Il était un père de Yasujirõ Ozu pour son rapport père-fils idéalisé et donc inverse à celui de mon film, et Shotgun stories de Jeff Nichols, m’ont aidé à écrire le scénario, leur simplicité m’a beaucoup inspiré.
Entretien avec Amaury Ovise et Jean-Christophe Reymond, Kazak Productions
Comment avez-vous été amené à produire ce premier long-métrage de Morgan Simon ?
Nous avions identifié le travail de Morgan, dont nous aimions beaucoup les courts-métrages : American football, Essaie de mourir jeune qui sont des films aux univers singuliers, traitant des cultures alternatives, avec une grand intensité chez les comédiens et une vraie justesse psychologique. Il y a dans ses films quelque chose de contemporain.
Comment cette collaboration s’est-elle initiée ?
Sur une version de scénario qui nous a été adressée par son agent. Le projet avait déjà été développé par une autre société de production. Nous avons repris le travail sur le scénario avec Morgan, pour aller vers plus de radicalité, un récit plus tranché. Nous avons beaucoup travaillé en développement et discuté du casting possible du film. Le travail à Emergence et la réalisation d’un court métrage Réveillez les morts avec Morgan et Kevin Azais nous ont parfaitement préparé pour le tournage.
Quelle est, selon vous, la principale qualité de metteur en scène de Morgan Simon ?
Sa direction d’acteur, même s’il laisse beaucoup de liberté à ses comédiens, dans des longues prises où il est attentif à l’énergie. Morgan travaille sur l’univers avec une obsession des détails qui enrichissent le film, un souci de crédibilité des scènes. Par exemple, sur la musique, nous avons beaucoup mis Kevin en situation, qui est formidable dans le film, a travaillé avec des musiciens professionnels, et travaillé sa voix.
Est-il compliqué de boucler aujourd’hui le financement d’un premier film comme celui-ci ?
Pour un premier film d’auteur, tous les financements sont décisifs. Sans l’avance sur recettes du CNC, la Région Nouvelle-Aquitaine et Canal+, le film n’existerait pas sous cette forme et peut être pas du tout. À défaut d’avoir un accès aux hertziens sur cette typologie de films, Canal+ devient un partenaire excessivement important. Il faut plus que jamais trouver la bonne adéquation entre l’économie du film et les ambitions artistiques. Ce qui fut le cas sur Compte tes blessures où le réalisateur a eu les moyens de ses ambitions.
Quelle est l’importance d’une région comme la Nouvelle-Aquitaine pour une société comme la vôtre qui travaille exclusivement dans le registre du cinéma d’auteur ?
Très importante car la fusion des fonds régionaux menace progressivement la diversité du cinéma d’auteur français, qui fait pourtant sa richesse. Les dispositifs de soutien en Nouvelle-Aquitaine ont été confortés et en font un partenaire privilégié du cinéma d’auteur que nous défendons. Compte tes blessures a été tourné intégralement en région, à Bordeaux précisément.
Fiche technique du film
Scénariste : Morgan Simon
Réalisation : Morgan Simon
1er Assistant Réalisation : Pierrick Vautier
Montage : Marie Loustalot
Son : Mathieu Villien
Image : Julien Poupard
Décors : Marion Burger
Costumes : Ariane Daurat
Directeur de Production : Pierre Delaunay
Produit par : Jean Christophe Reymond et Amaury Ovise
Production : Kazak Productions
Compte tes blessures a été soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et l’agence régionale Écla.