"Connexions", les dernières couleurs de Philippe Ory
Pierre Jeanneau, auteur de bande dessinée, accompagné de son père Philippe Ory aux couleurs, travaille depuis des années sur une œuvre unique intitulée Connexions. Philippe nous a quitté le 18 août dernier, quelques jours seulement avant la sortie du deuxième et dernier tome. ALCA souhaite lui rendre hommage en évoquant son parcours et son travail sur cet album.
Issu du fanzine dans les années 90, Philippe aimait mettre en page, coordonner le fond et la forme, jouer avec les vides et les pleins... Il s'épanouissait dans le métier de graphiste et est devenu naturellement celui des associations Neuvième art en Vienne et Niort en bulle. Il a également réalisé des travaux pour ALCA.
Parallèlement, Philippe exerçait le métier de coloriste. Dans une époque où les effets charbonneux et la matière s'imposent dans les cases, Philippe avait choisi d'utiliser des aplats de couleur uniforme. Ce parti pris minimaliste met en avant un travail maîtrisé, mêlant composition harmonieuse et touches d'audace.
Les auteurs de bande dessinée ne s'y sont pas trompés. Il a collaboré avec des artistes tels que Fabcaro, Toulmé, Tronchet, Nena, Witko, Soulcié,... Certains de ses livres ont été sélectionnés et récompensés au festival d'Angoulême. Son ami Guillaume Bouzard témoigne de la qualité de son travail : "Une fois que nous avions calé l'intensité des couleurs, j'avais tellement confiance en lui que je lui demandais régulièrement de me signaler si une case ou un dessin lui semblait raté." Nicoby, lui, résume leur collaboration ainsi : "Il comprenait mon dessin."
S'il comprenait si bien le trait, c'est parce qu'il dessinait également. Il croquait le quotidien de ses proches dans des carnets intimes, mêlant poésie de l'ordinaire, humour décalé et absurdité de l'instant. Il y faisait notamment apparaître Pierre Jeanneau, qui a grandi à ses côtés.
Pierre dessine lui aussi. Le premier tome de "Connexions" a été très remarqué et sélectionné au festival d'Angoulême. Initialement publiée sous forme de fanzines en noir et blanc, l'œuvre a été regroupée en deux tomes colorés d’une très belle manufacture par les éditions Tanibis.
Dès les premières pages, on comprend que Pierre n'est pas simplement un artisan de la bande dessinée mais un véritable artiste en recherche. Il brise les codes en modifiant la structure des cases, utilisant des dessins de coupes ou des hexagones flottants. Son découpage et son trait énergique s'accompagnent d'innovations graphiques, comme la représentation du son sous forme de hachures ondulées, évoquant la musique, le bruit ou le bourdonnement.
Hexagone, bourdonnement... Ce livre ressemble à une ruche où évolue des personnages.
Dans le deuxième tome, on retrouve les jeunes adultes Faustine, Judith, Javier, Assia, ainsi que les conjoints, les frères, les sœurs... C'est un récit sans véritable héros, où chacun passe et repasse.
Comme dans une ruche.
Mais les abeilles, elles, sont programmées pour une tâche qu’elle exécute jusqu’à leur mort. Tout au long de l’album, la question du travail se lit en filigrane. Un musicien peut-il être également cuisinier ? Que devient un ouvrier après la fermeture de son usine ? Que devient un bâtiment vide ?
Les personnages se connectent à leur passé et vivent les interconnexions du présent. Ils se confrontent à des choix et s’inventent un chemin entre le collectif et l'individualisme. Dans ce parcours initiatique, où chacun fait comme il peut, se dessinent les valeurs d’amitiés, d’altruisme et d’amour parental.
La ruche a des couleurs de miel, du jaune orangé que Philippe Ory a appliqué savamment. Sur ce tome 2 il a élargie un peu plus sa palette en jouant toujours sur les contrastes entre couleurs chaudes, couleurs froides, vides et pleins, peines et joies. Philippe ne s’est pas contenté de créer une ambiance esthétique, il a développé également des éléments narratifs et des émotions.
Le lecteur ressent ces émotions tout au long de l'album. Il déambule dans les pages, prenant parfois le plaisir de se perdre. Pierre parsème son récit d'éléments intrigants, des titres de musique sans le son, des cartons sans expéditeur, un livre sans titre… L’auteur fait confiance à l’intelligence du lecteur. Les idées se diffusent et les pièces du puzzle s’assemblent pour faire apparaître la photo d’une génération.
Ce livre est une expérience de lecture unique repoussant une nouvelle fois les limites du 9ème art.
L’album se titre Châteaux de sable, comme pour nous signifier la fragilité de ce qu’on construit et la fatalité du temps qui passe. A moins que ce ne soit une référence aux châteaux qu’un fils construit avec son père, une belle journée d’été.