Corps de fille
Peut-on refuser la pression du groupe et habiter son genre librement ? La violence fait-elle office de rite d’initiation pour quitter l’enfance ? Ce sont deux des questions que pose Marie Lenne-Fouquet dans Corps de fille, son premier roman jeunesse paru en 2021 chez Talents Hauts et réédité cette année à l’occasion des dix ans de la collection "Ego".
Pour Agathe, 14 ans, l’adolescence tape fort. C’est vrai que depuis toujours elle se sent différente, à fleur de peau. C’est vrai qu’elle déteste que sa mère replace ses mèches rebelles ou lui demande d’embrasser les gens par politesse. Mais rien ne peut lui arriver car, aux côtés de son ami d’enfance Sofiane et de la famille de ce dernier, elle se sent en sécurité, aimée et respectée telle qu’elle est, de façon inconditionnelle. Peu importe qu’elle soit plus "jean-casquette" que "croc-top-maquillage". Peu importe son quotidien avec une mère-solo de 16 ans son aînée, cramponnée au boulot qui l’accapare et dont dépend leur survie. En grandissant, Agathe a eu le temps de comprendre ce que signifie être une fille. À résultats égaux, voire supérieurs, les appréciations sur son bulletin sont moins élogieuses que celles de Sofiane. Et puis il y a son corps, dont elle sent qu’il ne lui appartient pas pleinement, soumis aux pressions de tant d’autres. Parce que c’est un corps de fille. Sauf qu’Agathe "aime de moins en moins qu’on (la) touche sans (lui) demander (son) avis" et se cabre devant les diktats de féminité qu’on cherche à lui imposer. Quand, en ce début d’été tout change dans sa vie, elle est perdue. "Comment c’est possible que ce soit si vite le bordel, la vie : tu es là, tranquille, à jouer aux playmobils et à faire des barrages et en moins de deux, tu te retrouves à fuir une fête pleine de bière pour des histoires de seins."
Deux choses vont tout changer pour elle. La première, c’est qu’elle a enfin osé entrer dans une salle de boxe où Olga, une amie de sa famille, l’entraînera à partir de la rentrée. En attendant, elle lui confie la clé de la salle pour l’été : "Tu auras les sacs pour toi toute seule ou presque, c’est le moment où on entraîne les pros." La deuxième, c’est que Sofiane est amoureux. Pour continue à le voir, il va falloir le partager avec Jessa et intégrer le groupe d’amis de cette dernière. Parmi eux, Warren, Julian, et d’autres garçons qui s’amusent à provoquer Agathe dans ses différences. Au début, elle reste sans voix, puis elle comprend vite qu’il va falloir se faire respecter. Cette fois, Sofiane ne peut plus rien pour elle. Confrontée à la violence patriarcale des garçons de la bande, elle devra trouver ses propres armes et mobiliser ses ressources pour se relever d’un uppercut qui pourrait bien la mettre K.-O. Le midi, elle se rend à la salle de boxe pour forger à la fois son corps et son mental. "Je frappe. Je frappe parce que c’est injuste. Je frappe parce que j’ai peur. Je frappe parce que j’ai envie de pleurer, de hurler. Je frappe pour pouvoir m’oublier complètement, ne même plus avoir à manger, ni boire, ni dormir, juste boxer pour le reste de ma vie."
"Elle décide d’utiliser une arme 'de mec' en levant ses poings pour déblayer le terrain de ses relations, mais surtout son propre territoire intime."
Dans ce roman énergique et sensible où affleurent les questionnements queer sans que ce mot ne soit jamais écrit, on aime qu’Agathe ne soit pas assignée à une définition. On aime que Marie Lenne-Fouquet nous emmène au plus près des doutes de son personnage, de ses pulsations, de ses tentatives pour être fidèle à elle-même face à une communauté de pairs impitoyables. Pour des enfants à l’amitié fusionnelle, le passage à l’adolescence peut être une épreuve. Comment accepter de perdre son compagnon d’enfance, et entrer de force dans d’étroites définitions convenues : féminité, consentement, désir, amour ? On pense aussi au subtil et bouleversant long métrage Close, de Lukas Dhont, où deux jeunes garçons entrent au collège et se trouvent acculés par les autres à définir une relation qu’ils n’avaient jamais nommée, ni même pensée. La violence décrite tant dans le film que dans le roman met en jeu tous les stéréotypes de genre que les enfants apprennent à reprendre à leur compte dans une terrible appropriation réflexe. Mais l’héroïne de Corps de fille ne plie pas. Elle décide d’utiliser une arme "de mec" en levant ses poings pour déblayer le terrain de ses relations, mais surtout son propre territoire intime. Car elle s’en veut d’être parfois passive face aux attaques. C’est une bascule initiatique que décrit ce roman. L’autrice y fait tomber les masques de tous ses personnages, révélant derrière chacun d’eux (adultes y compris) des forces et des faiblesses inattendues. Marie Lenne-Fouquet montre ainsi que les violences patriarcales ne produisent pas forcément le dressage espéré mais parfois, bien au contraire, une réjouissante émancipation.
Corps de fille de Marie Lenne-Fouquet
Talents Hauts, collection "Ego"
Novembre 2022
192 pages
8,90 euros
ISBN : 978-2-36266-412-0