"Coup de chaud" de Raphaël Jacoulot
Film policier à l'atmosphère noire et au rythme pesant, Coup de chaud est servi par sa belle distribution. Jean-Pierre Darroussin et Karim Leklou livrent des performances convaincues et habitées qui donnent de la puissance au film. Entretien avec le réalisateur Raphaël Jacoulot.
Coup de chaud est inspiré d’un fait divers mais on y retrouve certaines thématiques récurrentes de votre cinéma, comme la figure du bouc émissaire…
Raphaël Jacoulot : En effet, c’est une thématique que j’ai déjà abordée dans mon second long métrage. Cette fois-ci je me suis appuyé sur un fait divers qui s’est passé dans ma région d’origine, en 2008, à la campagne. Les réactions des gens face à la mort de cet homme "assassiné" par un village étaient très partagées voire contraires. J’entendais toutes sortes de propos que je trouvais violents, alors j’ai eu envie de comprendre pourquoi et d’écrire.
Quels sont ces propos qui ont généré l’envie d’écrire ?
R.J. : C’est le soulagement qu’exprimaient les gens, j’étais sidéré que l’on puisse être soulagé de la mort d’un homme. J’ai eu envie de comprendre, d’autant que ce soulagement était aussi porteur de culpabilité et d’angoisse. C’est ce que nous avons essayé de rendre dans le film quand, à la fin, tous se retrouvent au café. Ils sont abattus, sonnés, sans lui, mais ils n’ont pas l’air très heureux. Au moins quand il était là, il amenait de la vie…
C’est le poids de la culpabilité…
R.J. : Oh oui, une culpabilité collective. Même si c’est une seule personne qui passe à l’acte, cette personne est le bras armé d’une tension collective. Il ne s’agit pas de désigner un coupable mais d’essayer de comprendre comment se tissent entre eux les mécanismes de rejet.
La tension est palpable dans le film, suffocante même parfois, c’est très beau, la pesanteur, le climat… C’est un huis clos, une tragédie annoncée.
R.J. : Nous l’avons écrit comme un récit tragique, la mort est annoncée dès le début du film. Il y a une certaine sémantique théâtrale, tragique, notamment avec le chœur des personnages que nous avons beaucoup travaillé dans le scénario. C’est un film choral. Et puis il y a le village, ce village dans lequel nous sommes enfermés, comme une scène à ciel ouvert.
En effet, la tragédie est inéluctable, implacable, on le voit dans le cheminement de chacun des personnages, ils sont prisonniers d’eux-mêmes et de ce village…
R.J. : Oui c’est la question du repli. Un des ados du village dit qu’il voudrait juste se tirer de ce bled… Pour chacun des personnages nous avons essayé de définir des difficultés, des manques et des faiblesses, des problématiques propres qui s’effacent au contact d’une problématique collective : Josef Bousou.
Qui est-il alors cet inquiétant Josef Bousou ? Qu’incarne-t-il pour vous ?
R.J. : Josef est un personnage complexe, enfantin. Il souffre d’un handicap, une débilité légère. Il vit avec sa famille au milieu du village dans un désœuvrement total. Il réclame une affection qu’on lui refuse en permanence : une amitié, une place dans le village, une copine… Il a trente ans mais il se comporte comme un adolescent de quinze ans. Nous ne voulions pas traiter ce personnage de manière trop ostentatoire, nous souhaitions juste que soit perceptible dans son corps une instabilité, une angoisse, une nervosité.
Il est l’étranger, le bouc émissaire…
R.J. : Il est l’autre. Il est étrange et étranger. Étrange par son fonctionnement et étranger par sa vie et l’histoire de sa famille. Une famille Rom qui a fait le choix de devenir sédentaire et de s’installer dans ce village. Ces gens viennent d’ailleurs. Au-delà de Josef, on sent que la famille est à peine tolérée, qu’elle n’a jamais été véritablement intégrée. Les problèmes viennent aussi de là, de la difficulté à vivre ensemble, à accueillir la différence, l’autre…
Paradoxalement Josef semble être le personnage le plus libre du village, sa légère débilité l’affranchit des codes sociaux, il parle à tout le monde, il s’invite dans l’intimité des gens…
R.J. : Josef est un personnage libre, il dit "je fais ce que je veux". Il se fiche des codes, c’est ce qui me touche chez lui. Mais cette liberté n’est pas tolérée, il ne fait pas la distinction entre public et privé. Il ne sait pas à quel moment s’arrêter ou comment respecter l’intimité de l’autre. Pour lui, il n’y a pas de mal à entrer chez quelqu’un, visiter la maison, s’introduire dans la chambre… Il a envie de voir, ça l’intrigue, un peu comme moi d’ailleurs ! Quand j’écris, j’imagine comment les gens vivent.
Il y a un autre personnage important dans le film, le village…
R.J. : Je souhaitais tourner en Aquitaine et plus particulièrement dans le Lot-et-Garonne. Je ne voulais pas réaliser le film dans la zone du fait divers et j’avais besoin de la chaleur. Le sud-est n’était pas approprié, socialement et géographiquement. Je cherchais une esthétique moins marquée. Je connaissais le sud-ouest pour y être venu à plusieurs reprises et notamment le Lot-et-Garonne où j’avais écrit. C’est un département rural, avec une certaine rudesse. Nous racontons dans le film l’isolement, la difficulté du travail, avec par exemple les écarts entre de grandes exploitations agricoles et de toutes petites fermes. J’ai été accompagné dans ma recherche par Hervé Bonnet qui s’occupe du bureau d’accueil des tournages pour le département. Il a fait un travail de repérage conséquent. Avec lui, j’ai dû visiter tous les villages de la taille de celui que nous cherchions pour les besoins de l’histoire. Pendant assez longtemps nous nous sommes dit que ce village n’existait pas, qu’il fallait inventer une construction cinématographique à partir de plusieurs d’entre eux. Mais j’étais persuadé que le film fonctionnerait si nous le tournions dans un seul et même endroit. Et nous l’avons trouvé à Puch d’Agenais. Travailler dans un même lieu permet une certaine énergie en termes de direction d’acteur et d’équipe. Cela m’a permis également une plus grande concentration.
Je pouvais me balader dans la journée et changer, adapter mon scénario, en fonction du village qui devenait un personnage à part entière, c’est comme cela par exemple que le château d’eau est arrivé. Le village est une scène de théâtre, avec ses circulations, notamment les déplacements de Josef qui nous mènent d’un personnage à l’autre et créent une cartographie des lieux. C’est comme un jeu de société.
Un jeu de société pour parler de la société…
R.J. : Oui je souhaitais parler de la France d’aujourd’hui, à travers le prisme du regard porté sur une communauté observée à hauteur d’un village, d’un microcosme. Je voulais essayer de comprendre comment les mécanismes de rejet sont à l’œuvre, rampent souterrainement, se mettent en place mine de rien, circulent et parfois échappent aux individus qui se laissent embarquer sur les chemins de la peur de l’autre.
Il y a plusieurs France dans votre film, conservatrice, réactionnaire mais aussi celle incarnée par le personnage du maire du village : douce, bienveillante, humaniste et républicaine…
R.J. : Oui, tout le monde ne réagit pas de la même manière à un contexte de crise. Tous ces ressentiments gardés enfouis, qui surgissent violemment en temps de crise, peuvent mener au pire et nous ne sommes pas égaux dans nos manières de réagir. Dans le film, la canicule contribue à ce sentiment de crise qui pousse les villageois à bout.
Et pourtant votre film n’est pas un pamphlet, il est presque même plus poétique que politique, notamment au travers du personnage de Josef…
R.J. : Ce qui m’intéresse ce sont des questions de cinéma, l’incarnation, le fonctionnement des personnages. La poésie de Josef m’habitait beaucoup en travaillant. Il était pour moi comme un artiste brut. Karim Leklou, l’acteur qui l’interprète, est très étonnant. Les acteurs me passionnent, je sais qu’en travaillant avec eux tout arrive. Karim est un acteur qui change le texte et les places prévues, il bouge tout le temps, sa manière de travailler rejoignait le personnage. Ce qui a pu être parfois légèrement contraignant pour l’équipe car quand Karim devrait rentrer par une porte, il apparaissait sous une table ! La représentation de l’humain me passionne et les acteurs c’est l’humanité sur un plateau. J’ai l’impression que le sens d’un film, sa couleur, sa forme, son esthétique, naissent des personnages. Je crois que chaque question de mise en scène provient du personnage, de son fonctionnement, de pourquoi il est comme ça, ce jour-là, dans cette pièce-là…
J’ai l’impression que, de film en film, je tente de raconter quelque chose sur l’enfermement, le huis clos, l’impossibilité de s’échapper. C’est un motif qui se répète. Des personnages essaient d’occuper une place qu’on leur refuse. Cette question me trouble. Très certainement ce questionnement est lié à ma vie. Je suis d’un milieu rural, issu d’une famille d’agriculteurs. J’avais l’impression que l’art me permettrait de regarder le monde de manière différente alors je suis parti étudier le cinéma à Paris. Mais j’ai toujours besoin de savoir d’où je viens et où je suis.
Faut-il parler de soi pour s’adresser au plus grand nombre ?
R.J. : Pour trouver une certaine universalité de propos il faut nécessairement parler de soi, passer par soi et sa connaissance du monde. Le cinéma est une fenêtre sur le monde, cette fenêtre est le regard d’une personne et ce regard-là est chargé d’une histoire propre.
Rencontre avec Miléna Poylo et Gilles Sacuto
Production Coup de chaud
Coup de chaud est le troisième long métrage de Raphaël Jacoulot, mais c’est la première fois que vous l’accompagnez ; connaissiez-vous son cinéma ?
Gilles Sacuto : Nous connaissions son cinéma mais nous nous sommes surtout rencontrés grâce à sa scénariste, Lise Macheboeuf, avec qui nous avions déjà travaillé. Nous nous sommes vus une première fois, puis Miléna et moi sommes allés voir Avant l’Aube au moment de sa sortie. La première rencontre avait été sympathique et informelle, puis il est venu nous voir avec ce projet qui lui tenait à cœur.
Miléna Poylo : Lorsque nous avons vu Avant l’aube avec Gilles, puis les autres films de Raphaël, nous avons découvert un cinéaste avec un monde bien à lui. Sa personnalité nous a ensuite confortés dans l’intuition que nous étions face à un artiste. Il a un vrai sens du cadre et il y a quelque chose d’assez romanesque dans son cinéma, avec des motifs récurrents comme la figure du bouc émissaire, présente déjà dans Avant l’Aube et que l’on retrouve aujourd’hui dans Coup de chaud. C’est toujours bon signe quand un cinéaste a des obsessions comme ça ! Et puis Raphaël est un homme mystérieux…
Avez-vous pu faire avec Raphaël un vrai travail d’accompagnement ?
G.S. : Oui, car on a l’impression avec lui d’être toujours à la bonne distance et à la bonne place. Nous avons essayé de comprendre ce qu’il voulait, de lui apporter ce dont il avait besoin ou envie, et parfois de lui présenter des gens qu’il ne connaissait pas, comme la directrice de casting.
Outre la personnalité du réalisateur qu’est-ce qui vous a donné envie d’accompagner ce film ?
G.S. : D’abord l’histoire : la mise en œuvre d’une folie progressive sans avoir l’air d’y toucher. Chacun pour ses bonnes petites mauvaises raisons peut arriver à faire des choses épouvantables.
M.P. : C’est ce mélange complexe de l’intime et de la vie des autres, des mécanismes souterrains qui bouleversent la société. Ça raconte quelque chose d’aujourd’hui, de la différence, de l’autre qui est toujours l’ennemi.
Quand on est producteur il faut être fou, inconscient, pour accompagner le cinéma d’auteur ?
G.S. : Il faut être travailleur ! Mais le système français est vraiment exemplaire malgré ses défauts, ses fragilités et les menaces qui pèsent sur lui. Les films existent en quantité et en qualité, et ils rencontrent du public.
M.P. : Du point de vue de la production par exemple, les aides de la région et du département ont été fondamentales car elles sont arrivées à un moment où le projet était très fragile. Nous allons projeter Coup de chaud le 2 juillet, en extérieur à Puch d’Agenais, dans le village où il a été tourné. Ce tournage était unique, les gens du village étaient sur le plateau tout le temps, ils regardaient dans le combo, ils ont vu le film en train de se faire… à notre échelle nous avions créé un petit Cinecitta dans le village, on arrive chez les gens, on vit avec eux, et cette histoire-là fait aussi partie du film. Les gens réalisent ce qu’est le cinéma français et cela a du sens avec la politique du cinéma en France qui est vraiment un trésor national.