Crépuscule des pères
Dans ce roman graphique ultra documenté que publient les éditions Les Arènes, le scénario de Renaud Cojo, magnifiquement mis en dessin par Sandrine Revel, raconte l’enquête obsessionnelle que mène Thomas, en pleine procédure pour l’obtention de la garde alternée de sa fille, sur "le drame de Cestas", un fait divers survenu en 1969 au cours duquel André Fourquet, privé de la garde de ses enfants, défraya la chronique en sombrant dans la folie assassine. Un parallèle subtil et déroutant entre les histoires très différentes de deux pères, espacées de près d’un demi-siècle. Un numéro d’équilibriste.
Janvier 2016. Thomas, un exemplaire de Paris Match en main, se rend sur les lieux de la ferme Fourquet, à Cestas, en Gironde, où, près d’un demi-siècle plus tôt, entre le 1er et le 11 février 1969, André, dans un accès de désespoir, enleva, séquestra et tua deux de ses trois enfants, avant de retourner son arme contre lui, sous le regard médiatisé de la France entière. Ainsi débute Crépuscule des pères, qui retrace l’enquête menée sur "le drame de Cestas" par le narrateur, un père en colère, impuissant face à l’institution judiciaire qui lui refuse la garde alternée de sa fille Lise. L’album figure ainsi sur près de 160 pages un récit en deux temps. D’une part, le quotidien de Thomas, sa bataille juridique, ses questionnements sur la place du père et la fascination morbide que l’affaire Fourquet exerce sur lui au fil de son enquête. D’autre part, l’histoire reconstituée d’André Fourquet, la réalité de son désespoir et les raisons qui l’ont poussé à sombrer dans la folie jusqu’à la tragédie finale.
Le va-et-vient permanent entre 1969 et 2016, entre le fait divers exceptionnel et l’ordinaire d’un père qui espère la garde alternée de sa fille, constitue la grande force de Crépuscule des pères. Par cette mise en scène au premier abord faussement classique, le roman graphique joue avec les contrastes et élabore, page après page, par le regard sociologique qu’il porte sur les époques, une mise en abîme, parfois déroutante, toujours éclairante. La tragédie surmédiatisée d’avant versus la banalité anonyme et désespérante de la procédure juridique d’aujourd’hui. Le bruit et la fureur du cirque médiatique outrancier contre les conciliabules feutrés des prétoires. La folie meurtrière et le désespoir d’un homme seul, désespéré et à bout de forces, contre la froideur normalisée des cabinets d’avocats et des tribunaux. En cela, le dessin de Sandrine Revel, que l’on connaît notamment pour ses illustrations de l’indispensable Le Voyage de June (2015, scénario de Sophie Kovess-Brun, éditions Des Ronds dans l’O) qui évoquait l’homoparentalité et l’homosexualité féminine, et du génial Grand silence (2021, scénario de Théa Rojzman, éditions Glénat) sur les violences faites aux enfants, est d’une précision bluffante, illustrant à merveille l’alternance des époques par des styles graphiques bien marqués qui ne perdent jamais le lecteur. Les angles arrondis des cases à l’époque Fourquet, sans bordure, les variations de couleurs bichromatiques, sépia et gris, les décors volontairement flous, comme peuvent l’être les souvenirs, couvrant la trame narrative d’un vernis poétique d’une grande finesse qui nuance sans atténuer la catastrophe humaine qui se joue. Un dessin et un découpage plus nets, précis et colorés, pour tracer la partie contemporaine du récit, celle de Thomas et de l’enquête. Ces choix graphiques établissent des passerelles implicites discrètes entre ces deux mondes, celui de la folie meurtrière de 1969 et celui, plus feutré, de la procédure et de l’enquête de 2016.
"Là encore, sans jamais céder à la facilité, le dessin de Sandrine Revel, pudique et subtil, permet au lecteur de prendre son temps pour comprendre les différents enjeux de l’histoire […]."
Une autre force de l’histoire tient à ce qu’elle intègre parfaitement les codes du genre, ici l’enquête journalistique, sans rien sacrifier de sa puissance narrative ni de sa précision documentaire aux sirènes du rebondissement à tout crin, de la vitesse d’action et de la confusion gratuite. Là où "le drame de Cestas" fournit matière à suspens et à images-chocs vulgaires, le scénario privilégie les points de vue nuancés, l’anecdote qui fait sens et la lenteur explicative. Au contraire, tout entier axé autour de la question "Et toi, père, qu’est-ce que tu aurais fait à la place d’André Fourquet ?" et, par extension, "Que ferais-tu à la place de Simon dans l’intérêt de l’enfant ?", Crépuscule des pères n’entend pas donner de leçon, à l’instar du célèbre film de Robert Benton, Kramer contre Kramer, avec Dustin Hoffman et Meryl Streep. Ici, point de déchirement entre conjoints ni de dialogues mélodramatiques. Avec une économie de moyens et de mots, l’album nous livre ses personnages masculins avec leurs failles, leurs paradoxes, leur terrible humanité sans nier leur violence réelle ou contenue. Là encore, sans jamais céder à la facilité, le dessin de Sandrine Revel, pudique et subtil, permet au lecteur de prendre son temps pour comprendre les différents enjeux de l’histoire, entre autres par le choix de couleurs neutres, des nuanciers discrets ou des partis-pris graphiques s’attardant sur des détails tels que les traits d’un visage crispé, un froncement de sourcil, une main sur la poignée d’une porte ou une ombre derrière un rideau.
Au terme d’un long épilogue revenant sur les suites du drame de 1969 et le devenir de Micheline et Chantal, respectivement ex-femme et fille ainée d’André Fourquet, le lecteur retiendra enfin le silence des mères, personnages quasi fantomatiques de drames dont elles semblent absentes, reléguées aux rôles de figurantes dont la parole n’est portée que par des voix masculines, avocats, journalistes ou juges, ainsi que la place émouvante réservée aux enfants, comme si ces derniers tentaient de surnager dans l’océan déchaîné des passions adultes dont ils sont réduits à n’être que les objets, quelles que soient les époques.
Crépuscule des pères, de Sandrine Revel et Renaud Cojo
Les Arènes
Juin 2021
168 pages
20 euros
ISBN : 979-10-375-0220-9
(Photo : Francesca Mantovani - éditions Gallimard)