"D'ici, ça ne paraît pas si loin", un projet polymorphe sur le sentiment d'appartenance
Un livre, une exposition, une installation dans l'espace public et un film photographique ! Le collectif de photographes LesAssociés propose une approche documentaire et artistique d'envergure autour d'une question essentielle : être ici, ça veut dire quoi ?
En janvier 2015, les régions Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes fusionnent, devenant la plus grande région française avec ses 84 061 km2. Devenu Nouvelle-Aquitaine, ce nouvel ensemble géographique aussi vaste que l'Autriche a-t-il un sens, autre qu'administratif ? Que signifie désormais être Néo-Aquitain ? Comment cette géographie territoriale peut-elle devenir une géographie sensible et affective ? Quel est le lien "régional" entre un Basque, un Creusois et un Charentais ? Pour Alexandre Dupeyron, Élie Monferier, Olivier Panier des Touches, Joël Peyrou et Sébastien Sindeu, alors tous membres du collectif de photographes LesAssociés et pour la plupart débarqués dans la métropole bordelaise en 2013, ces questions sont cruciales. "En les creusant et en tentant d'y répondre, c'est toute la possibilité du vivre-ensemble dans un monde qui s'élargit à mesure que les distances se raccourcissent et où la société ne cesse de se fragmenter entre centre et confins, métropole et territoires ruraux que nous avons voulu interroger", détaille Joël Peyrou.
Pour y parvenir, les cinq photographes se sont mobilisés, ensemble et séparément de septembre 2015 à juin 2019. Soit quatre années passées à arpenter toute la Nouvelle-Aquitaine, appareil photo et enregistreur à la main. Quatre ans à recueillir des témoignages et des ambiances, et à croquer paysages et visages. Avec d'emblée le sentiment de toucher de près une corde sensible, tant politique que philosophique de ce qu'est le rapport au monde, à l'autre et à soi. "Dès que nous avons commencé, nous avons senti, dans les territoires les plus éloignés des zones urbaines, notamment, un vrai malaise. C'était en 2015, bien avant le mouvement des Gilets Jaunes", se souvient Joël Peyrou.
"Là, ils ont mené un travail documentaire, toujours photo et sons, sur des thèmes d'actualité, comme la jeunesse, l'immigration ou encore le vieillissement."
Ce malaise, ce hiatus, cette incompréhension ou cette colère, c'est selon, entre la carte – imposée –, et le territoire – vécu –, les cinq photographes ont choisi de s'y confronter selon trois axes. D'abord, en solo, en investissant chacun une partie des 1900 km de frontières de la région, à la rencontre de ses habitants comme de ses paysages. Ensemble ensuite, en menant conjointement des temps de résidence dans quatre villes situées à environ deux heures de Bordeaux, une référence explicite aux 2h04 de la LGV Paris-Bordeaux : La Coquille en Dordogne, Fumel dans le Lot-et-Garonne, La Rochelle en Charente-Maritime et Pau-Mourenx dans les Pyrénées-Atlantiques. Là, ils ont mené un travail documentaire, toujours photo et sons, sur des thèmes d'actualité, comme la jeunesse, l'immigration ou encore le vieillissement. Puis en équipe encore, en s'immergeant dans les cinq milieux géographiques caractéristiques de la région – la forêt en Creuse, le fleuve Dordogne entre Bort-les-Orgues et le bec d'Ambès, le littoral à Contis, le massif pyrénéen en Haute-Soule et le marais poitevin dans les Deux-Sèvres – les cinq photographes sont partis à la recherche des imaginaires et des légendes, susceptibles de créer un récit commun, et de fonder un sentiment d'appartenance.
De ce travail immense quatre objets ont vu le jour. Un livre, D'ici, ça ne paraît pas si loin, est né en 2020. Couleurs, noir et blanc, portraits, paysages, cadre serré, plan large, flou, hors-champ, réalisme ou mise en scène, le travail photographique y est dense et le résultat saisissant : chaque cliché dit quelque chose de notre manière d'habiter. Que ce soit, de manière tangible comme au travers de cette photographie d'un homme âgé caressant son chien dans un intérieur simple et suranné. Suggérée comme le laisse penser l'image d'une personne recouverte et plongée dans une mare de boue. Ou poétique avec cette double page mettant en scène deux silhouettes de dos courant dans un champ. Préfacé par le géographe Luc Gwiazdzinski, ce livre est publié aux éditions du Bec en l'air. Un film photographique, sorti lui aussi en 2020 et coréalisé avec Frédéric Corbion et Cyrille Latour, propose de son côté, un récit documentaire où les prises de vue dialoguent avec les témoignages sonores recueillis auprès des habitants. En 52 minutes, les thèmes de l'agriculture, de l'environnement, de l'immigration, de l'usine, de la césure ville-campagne ou encore du sentiment d'abandon dessinent une partition ultrasensible qui dit toute la difficulté de la notion d'identité. "C'est tellement rassurant mais castrant les idées d'identité", énonce une des voix de ce film. Un voyage photographique et phonographique qui décline tout l'éventail du travail créatif mené par les membres du collectif.
"Nous avons alors réfléchi à un dispositif de restitution qui permettrait de s'affranchir de cet écueil de l'entre-soi culturel et nous avons conçu la scénographie mobile dont l'objectif est de s'inscrire dans l'espace public – place de village, parc, aire rurale ou urbaine."
Le projet D'ici, ça ne paraît pas si loin a également accouché de deux rendez-vous publics : une exposition itinérante, composée de photographies prises au cours des pérégrinations des cinq photographes dans les milieux géographiques remarquables de la Nouvelle-Aquitaine (fleuve, forêt, littoral, etc.), et une scénographie mobile visible dans l'espace public qui symbolise de manière schématique les contours et la topographie de la Nouvelle-Aquitaine. "Ces deux formes de restitution nous ont été soufflées lors d'une de nos missions sur le terrain, quand une postière creusoise que nous avions rencontrée nous a fait gentiment part de son agacement à l'idée qu'elle serait obligée de se déplacer à Bordeaux pour voir le résultat de tout ça", indique Alexandre Dupeyron. "Nous avons alors réfléchi à un dispositif de restitution qui permettrait de s'affranchir de cet écueil de l'entre-soi culturel et nous avons conçu la scénographie mobile dont l'objectif est de s'inscrire dans l'espace public – place de village, parc, aire rurale ou urbaine. Sur sa façade extérieure est représentée la diversité des paysages. Sur sa façade intérieure, sont installées des photos prises lors de nos résidences à Fumel, La Coquille, La Rochelle et Pau-Mourenx.". Là encore, il s'agit de questionner une géographie : est-elle physique ? dynamique ? ou affective ? Toutes ces questions n'ont évidemment pas vocation à trouver de réponses. Pas plus qu'elles ne peuvent être évitées. C'est ce dilemme d'une grande humanité que LesAssociés appréhendent avec beaucoup de poésie.
Le projet est soutenu par la Drac Nouvelle-Aquitaine et la Région Nouvelle-Aquitaine, accompagné par Le Bel Ordinaire, Total E&P, Carnaval Biarnés, l'Institut culturel basque, l'UFR Poitou-Charentes, Conte en Creuse !, le Fiba et Vivre en bois, 2PMA et Fresh.