Dans la pièce du fond
Un ingénieur vend un étrange automate fumeur de cigare au vieil homme acariâtre et alcoolique qui lui refusait la main de sa nièce.
Un homme retrouve dans les bas-fonds de Philadelphie sa jeune pupille qu’il pensait morte, candidate à une euthanasie délivrée par l’obscure Compagnie générale de déchargement.
Un journaliste de San Francisco sombre progressivement dans la folie après avoir fait un voyage en ballon pour le compte de son journal.
En plongeant son doigt dans la blessure à la tête d’un inconnu, une jeune femme accède à ses pensées les plus secrètes et découvre l’identité de son assassin.
Un inspecteur enquête sur une série de meurtres inexpliqués commis par un étrangleur écarlate dont l’arme du crime est une énigme pour tous.
Les neufs nouvelles de ce recueil racontent autant d’histoires mystérieuses, mêlant des atmosphères étranges au goût pour la modernité technique typique de la fin du XIXe siècle.
En rééditant Dans la pièce du fond, ouvrage épuisé depuis plusieurs années, les éditions Finitude nous offrent le plaisir de découvrir un auteur longtemps oublié du Panthéon de la littérature fantastique. Pourtant traduit dès 1901 en français par la prestigieuse Revue blanche, son auteur, William Cambers Morrow, avait été comparé par Alfred Jarry à Rudyard Kipling et Edgar Alan Poe et son génie avait été salué par Guillaume Apollinaire.
Pourquoi alors cet oubli de cent ans ? Les raisons sont sans doute à aller chercher dans la biographie de l’écrivain. Né au milieu du XIXe siècle, W.C. Morrow grandit dans un milieu rural. Après la guerre de Sécession, on peut supposer que la ferme familiale perd ses esclaves et c’est donc en gérant de l’hôtel paternel que le jeune diplômé entre dans la vie active. En 1879, il part pour la Californie où il commence très vite à publier des nouvelles dans la revue Argonaut, où l’écrivain et journaliste Ambrose Bierce, enthousiaste, lui promet une large reconnaissance. Après avoir publié plusieurs nouvelles dans différentes revues dont le San Francisco Examiner, Morrow écrit quatre romans peu remarqués puis cesse d’écrire. Il se désintéresse totalement de la forme qui aurait pu faire son succès, la nouvelle, pour se consacrer au journalisme, plus lucratif. Alors que son premier recueil de nouvelles était paru en 1897, il faudra attendre sept décennies après sa mort pour que ses autres nouvelles soient publiées sous la forme d’un recueil. En 2004, les lecteurs et lectrices de France le (re)découvrent avec la traduction coup sur coup de Le Singe, l'idiot et autres gens par Phébus et de Dans la pièce du fond par Finitude.
Il va sans dire que ce qui pouvait faire frissonner ou se dresser les cheveux sur la tête cent ans auparavant se lit alors avec moins d’angoisse, surtout pour un lectorat qui serait rentré dans ce type de littérature par les textes de Stephen King ou H. P. Lovecraft. Le traducteur en français, Jean-Baptiste Dupin, note d’ailleurs dans la préface que Lovecraft, quasi un contemporain de Morrow, l’a totalement ignoré dans l’ouvrage qu’il consacra au genre en 1927, Épouvantes et surnaturel en littérature. Il faut dire que l’un avait été bien plus prolifique que l’autre.
Les nouvelles de Morrow sont certes à rapprocher des contes de Poe mais elles annoncent aussi quelque chose de ce qui deviendra le thriller fantastique. Résolution de meurtres inhabituels, maladies psychiques, malformations physiques et angoisse urbaine apportent des tensions étonnamment modernes dans un cadre pourtant désuet.
Chaque récit porte un univers en soi. Si l’on retrouve un intérêt pour les ouvrages techniques, symboles de la révolution industrielle, c’est l’âme humaine – malade, pervertie, maligne – qui est le véritable moteur guidant chaque intrigue. L’éventail impressionnant des maux tapis en chacun est le réel mécanisme que Morrow cherche à démonter. L’épilepsie est par deux fois évoquée pour expliquer un acte fatal, l’histoire d’une lutte entre une main gauche et une main droite symbolise la lutte entre le bien et le mal que l’on retrouvera plus tard dans La Nuit du chasseur, la vengeance croisée de deux hommes les amène à rejouer une scène de pendaison morbide.
Dans la nouvelle intitulée Un mystère à South Park, l’auteur fait une référence à Vidocq et Gaboriau, deux précurseurs du roman policier européen et une autre filiation que l’on peut aisément accorder à Morrow.
Quant à la langue, d’un classicisme sans fioriture, elle est mise au service d’un art du récit maîtrisé, qui distille par petites doses, ce qu’il faut d’inquiétante étrangeté pour garder les lecteurs et lectrices captifs du conte.
Si les amateurs et amatrices de littérature fantastique ou d’horreur ne voient dans ce recueil qu’un objet de curiosité, un peu désuet, les autres trouveront un réel plaisir à parcourir ces nouvelles qui rappellent, s’ils l’avaient oublié, que les histoires les plus effrayantes sont souvent celles dépourvues de tout élément surnaturel et que le mystère se trouve généralement tout près, dans la pièce du fond.
Photo : Fondation Jan Michalski © Wiktoria Bosc